Le Gouvernement nationaliste de Saigon m’ayant refusé le visa d’entrée au Vietnam, sur l’instigation des Américains, j’ai dû chercher un logement quelconque, pas trop cher, à Rome. J’ai fait le tour des centres d’accueil pour ecclésiastiques. Partout j’ai essuyé un refus poli, mais définitif. Je crois que la raison était mon titre d’évêque. On était convaincu que j’aurais pris des libertés et donnerais un mauvais exemple aux étudiants ecclésiastiques. « Et sui eum non receperunt », ce qui veut dire : « Les siens refusèrent de l’accueillir ».
Heureusement, un ancien délégué apostolique au Vietnam, Mgr Caprio, qui avait été mon obligé auprès du gouvernement de Saigon alors présidé par mon frère Diêm et qui avait été l’hôte des Soeurs Franciscaines lors de ses séjours à Rome, m’indiqua ce centre d’accueil. Je sautai sur l’occasion. La supérieure, une Luxembourgeoise, m’accepta et même m’octroya une réduction sur le loyer : avec 50.000 lires mensuelles, j’avais droit à une petite chambre, à trois repas par jour. Je trouvai aussi du travail apostolique auprès du curé de la paroisse attenante : dire la Ste Messe à 11 heures, confesser les fidèles, visiter tous les mois une centaine de malades qui, éclopés, ne pouvaient se rendre à l’église. Deux fois par mois, vers 15 heures, je faisais ma tournée, portant la Ste-Communion après avoir entendu leurs confessions, ceci quand ils me le demandaient.
Pour ce ministère, le curé, royalement, me donna 30.000 lires par mois. Donc, pour le service de cette paroisse assez riche, je devais trouver les 20.000 lires nécessaires pour compléter la pension mensuelle chez les Soeurs. Le curé m’expliqua qu’il avait donné ce salaire à son ancien vicaire qui l’avait quitté. Je lui fis remarquer que ce vicaire, outre ce salaire, occupait gratuitement une chambre et partageait fraternellement les repas du curé. Celui-ci rétorqua qu’il avait besoin de l’ancienne chambre du vicaire pour ses hôtes et qu’il se ferait un plaisir de me recevoir à dîner aux principales festivités de l’année. J’acceptais ces conditions assez draconiennes car j’étais heureux de faire cet apostolat et je crois que les paroissiens étaient contents de mes services. Ils me l’ont dit plusieurs fois et j’étais persuadé d’avoir trouvé, non pas une pactole, mais une occasion d’exercer, humblement, mon apostolat sacerdotal. Après plus d’une année, un orage éclata à l’improviste. On était en pleine canicule. Rome chauffait comme un four. Après la visite des malades, j’étais trempé de sueur, je désirais prendre une douche. Or, les Soeurs n’avaient pas, chez elles, de douche mais profitaient du dimanche pour faire un bain chaud avec l’eau de la cuisine. J’allais donc au presbytère où se trouvait toujours de l’eau chaude pour la baignoire réservée au vicaire. Mais le curé me l’interdit en me disant, textuellement, « que habitant chez les Soeurs, je devais me baigner chez elles et non pas au presbytère ». Or les Soeurs n’avaient de bain que le dimanche. Excédé par le refus du curé, je lui rendis « le tablier ». Ainsi finit mon premier apostolat en Italie, au plus grand déplaisir des fidèles de la paroisse et, surtout, de mes malades. Car le refus du curé était la conséquence non pas de son avarice mais d’une certaine jalousie, constatant que mon confessionnal était fréquenté par ses paroissiens et qu’un nombre de ses philothées l’abandonnaient pour m’adopter comme confesseur. Comment prouver cela ? J’avais l’habitude d’aller à l’église pour faire ma méditation et dire mon bréviaire et, ainsi, être disponible pour mes pénitents éventuels. Autrement, pour se confesser, les gens devaient trouver le sacristain, pas toujours à l’église. Et quand il y était, il devait aller chercher le curé qui n’était pas toujours à la cure. Tandis que moi, en permanence à l’église, le pénitent pouvait se confesser de suite et rentrer chez lui...
Pendant l’été, le curé prenait un mois de vacances et me permettait d’occuper son confessionnal. En dehors de ce mois, je devais me servir de mon confessionnal qui se trouvait près de l’entrée de l’église, tandis que celui du curé était près de l’autel majeur. Un matin, un prêtre disait la Ste-Messe. Il était au Pater. J’entendais cette messe lorsqu’une femme m’accosta et me pria d’écouter sa confession car c’était l’anniversaire d’un de ses parents défunts. Comme le temps pressait pour la communion, je crus plus pratique d’aller la confesser au confessionnal du curé. A peine la confession commencée, j’entendis des cris. Je me bornais à dire : « Qui que vous soyez, taisez-vous, car je suis en train de confesser. » La confession à peine terminée, en sortant je vis le curé, rouge de colère, qui me dit : « Vous n’avez pas le droit de prendre mon confessionnal. » Je lui répondis : « Père, je vous expliquerai après la messe, à la sacristie. » A la sacristie, je lui racontai l’histoire de cette femme qui avait besoin de se confesser pour communier à la messe qui en était au Pater. Donc, si je devais aller au fond de l’église, elle aurait perdu la communion. Le curé me riposta : « Tant pis pour elle, elle aurait dû se rendre plus tôt à l’église. De toutes façons, vous n’avez pas le droit d’occuper mon confessionnal. »
Je n’avais jamais vu, auparavant, un prêtre aussi peu charitable. Le Seigneur courait après la brebis égarée tandis que le pasteur de la paroisse des Coeurs de Jésus et de Marie s’en « fichait » royalement. Pour lui, la chose qui importait était la possession de son confessionnal, même s’il était absent de son église. Or, la raison de cette intransigeance était celle-ci : Ses philothées, avant de confesser leurs péchés, lui rapportaient les cancans de la paroisse. En effet, quand j’étais dans son confessionnal pendant les vacances du curé, bien des fois, ses pénitentes, croyant que le curé était dans le confessionnal, commençaient à faire leur rapport. Je les gourmandais immédiatement, leur disant que le confessionnal servait à l’aveu de ses péchés et nullement à raconter les péchés de ses prochains.
Donc, me voilà chassé de cette paroisse et, conséquemment, il me fallait trouver un autre logis car l’hospitalité payante accordée par les Soeurs m’était utile uniquement pour ce ministère. Où aller maintenant ? Après avoir bien réfléchi, je me souvenais de l’invitation, faite naguère, par le Révérentissime Abbé cistercien de Casamari, localité au centre de l’Italie, à venir habiter chez lui où je pourrais faire un peu de bien, sans rien débourser, car cette abbaye très vaste ne possédait qu’une trentaine de moines pour occuper une centaine de cellules et, en plus, une trentaine de cellules pour les novices. Or, il n’y avait, alors, qu’un seul novice.
J’écrivis et l’Abbé Buttarazzi me répondit de suite, en réitérant son invitation. Je me mis en route, prenant le car Rome-Casamari, province de Frosinone et me voici hôte de ce très ancien monastère fondé au Moyen-Age par les disciples de St-Bernard de Clairvaux, abbaye dont dépendent plusieurs prieurés disséminés un peu partout en Italie. Naguère, la Congrégation cistercienne de Casamari comptait des centaines de moines, mais actuellement le nombre des moines de cette Congrégation est bien réduit. La branche la plus prospère est celle du Vietnam, avec un Abbé qui réside à Th’u-dûé, près de Saigon dont la juridiction s’étend à deux monastères obligés de se replier en Cochinchine pour fuir l’avance communiste au Centre-Vietnam.
La Congrégation cistercienne vietnamienne a été fondée par un ancien missionnaire MEP, le Père Denis, jadis mon professeur au Petit Séminaire d’Anninh, qui a fait cette fondation faute de pouvoir convaincre les Pères Trappistes de France d’émigrer au Vietnam. C’est pourquoi, au Vietnam, les Cisterciens sont communément dénommés, improprement : Trappistes, car ils ont adopté la vie pénitente des Trappistes mais agrégée aux Cisterciens qui admettent une liberté plus grande dans l’organisation de la discipline monastique de chaque monastère.
Le monastère de Casamari, gouverné par le Très Révérend Dom Nivardo Buttarazzi, possède beaucoup de biens, des centaines d’hectares de champs et de bois. La vie monastique n’est plus celle inaugurée par le grand Bernard de Clairvaux. C’est la conséquence de la prospérité matérielle qui mine les Ordres religieux. Les repas, à Casamari, sont simples mais abondants et bien préparés. Les jours de jeûne sont très espacés. En dehors des offices principaux comme les Mâtines suivies de la Messe conventuelle, les moines ne vont à l’église abbatiale que le soir pour chanter les Complies avant d’aller au lit, et quelques minutes de recueillement après le déjeuner et le souper. Donc, pour la nourriture, j’y étais comme un coq en pâte.
Le Père Abbé me logea à la maison des hôtes, dans une chambre assez vaste. Dans cette maison, se trouvent aussi deux salons, l’un pour les visiteurs de l’Abbé, l’autre pour ceux des moines. En plus, outre les W.C., il y a salle de bains chauds et des douches. Le linge est ramassé tous les samedis pour être lavé par les Soeurs qui s’occupent aussi de la cuisine et qui habitent dans un logis près de l’entrée de l’abbaye. Dans cet espace, près de l’entrée principale, se trouve aussi la boutique où les moines vendent les liqueurs renommées de l’abbaye, produits de la distillation de diverses plantes récoltées en plusieurs contrés de l’Italie et qui sont toutes tenues comme reconstituantes. L’abbaye possède aussi un pensionnat annexé à un collège secondaire fréquenté par des fils de familles payant une pension adéquate, mais ouvert aussi aux petits postulants cisterciens qui y sont nourris et éduqués gratuitement. Nombre de familles des alentours de Casamari en profitent, mais la plupart de leurs enfants quittent le postulat après les études secondaires. C’est pourquoi le noviciat n’avait qu’un seul novice...
L’Ordre cistercien, qui comprend plus de 10 Congrégations dans le monde, est régi par le Père Abbé Kleiner Sighard qui a le titre de Abbé-général, aidé du Père Abbé Gregorio, procureur et postulateur-général, ancien moine de Casamari, avec résidence à Rome. Un gouvernement assez mitigé, surtout après Vatican II qui a réduit les obligations monastiques au minimum, d’où la rareté des vocations. Car les vocations se dirigent vers les Ordres qui ont su rester fidèles à leur ancienne rigueur.
Le ministère que je me suis trouvé, moi-même, à Casamari, avec l’approbation tacite du R.P. Abbé, fut celui du confessionnal, d’abord pour les moines qui trouvent plus aisé de se confesser à un étranger plutôt qu’aux confesseurs avec qui ils ont vécu depuis le postulat. Le samedi et le matin avant la Grand-messe, mon confessionnal était ouvert aux paroissiens de Casamari, paroisse de quasi 5.000 âmes. J’avais donc assez de travail. Hors du temps passé dans ma cellule, je fréquentais l’église abbatiale, déserte, pour y faire la Via Crucis et adorer Notre-Seigneur dans son tabernacle, solus cum solo, la plupart du temps. Je passais plus de 15 mois à Casamari, comme dans un paradis, mais il était écrit que ce beau temps allait, aussi, s’obscurcir et qu’une violente tempête m’attendait, à l’improviste.
M’étant absenté pour affaires personnelles à Rome, à mon retour j’aperçus de suite que quelque chose était changé. Le R.P. Abbé était absent. A peine étais-je dans ma chambre que je vis venir le Prieur – qui était mon pénitent – le visage plein de tristesse, qui me dit que je devais, dans le plus bref délai, quitter Casamari et trouver un autre abri.
Pourquoi cette expulsion ? Le Prieur me dit : « Le Père Abbé a été informé que vous auriez dénoncé au Vatican qu’une exposition de nus a été inaugurée dans la salle de la Bibliothèque de l’abbaye et l’Abbé a été réprimandé par le Révérendissime Abbé Sighard, la plus haute autorité de l’Ordre cistercien. » Je me souvins alors de la lettre envoyée à l’Abbé Sighard par moi-même, sous le sceau du secret. Dans cette lettre, je priais cet Abbé de faire connaître au Vatican qu’un moine de Casamari accompagné d’un prêtre italien postulant de ce monastère, scandalisés de l’ouverture de l’exposition de nus et surtout, du prospectus reproduisant ces nus, imprimé à l’imprimerie du monastère et envoyé, gratuitement, aux paroissiens de l’abbaye et aux visiteurs, portant sur la première page, après le nom de l’Abbé, mon nom et mes titres ecclésiastiques comme présidents d’honneur de cette singulière exposition, m’avaient averti de cette singulière exposition capable de provoquer l’étonnement du Vatican.
Dans ma lettre à l’Abbé Sighard, je disais que j’étais absolument ignorant de cette exposition et que personne ne m’avait demandé mon accord pour y figurer comme co-président d’honneur. Je priais donc l’Abbé de rétablir la vérité auprès du Vatican mais de ne pas faire connaître a Casamari, cette correspondance. L’Abbé Sighard avait eu l’indélicatesse de révéler à l’Abbé Buttarazzi le contenu de ma lettre. D’où la fureur de Buttarazzi et sa décision de m’expulser illico de l’abbaye. Donc aucune sanction pour les promoteurs de l’exposition scandaleuse, mais punition pour moi, prétendu dénonciateur des moines. Le Prieur m’accorda un délai d’un jour pour faire mes paquets et trouver un refuge.
Après longue réflexion, je me souvins de la sympathie de Mgr l’Evêque de cette région envers moi. Je me rendis donc à l’évêché et lui demandai s’il y avait une chapelle quelconque, avec une sacristie où j’aurais pu mettre un lit pour coucher et une table pour travailler et où je m’installerais. L’évêque me répondit qu’à une vingtaine de kilomètres de Casamari, sur une colline, se trouvait une belle église, avec presbytère, dont le curé ne faisait pas sa résidence, qu’il avertirait ce curé de sa décision de me prêter ces lieux, en lui spécifiant qu’il restait toujours titulaire de la paroisse mais qu’il me considérait comme prêtre habitué, avec permission d’habiter au presbytère vide et de dire la Messe à l’église.
Je remerciai l’évêque et louai une camionnette qui me transporta ainsi que mes affaires au presbytère de cette paroisse. Le curé fut enchanté de la décision de son évêque et il ne se réserva que les services payants, comme baptême, mariage, funérailles, tandis que les autres services restaient mon lot : catéchisme, visite des malades, messe du dimanche, etc.
Cette petite paroisse, appelée Arpino, ne comptait qu’une dizaine de familles possédant champs de blé et d’arbres fruitiers. C’étaient des paysans, donc pourvus de quelques bêtes de somme, d’un poulailler, d’un clapier. Gens à l’aise. Arpino possède un petit restaurant. L’église a un vieux sacristain, très sympathique. Certes, je devais subvenir à mes besoins, mais on me faisait des cadeaux : oeufs, lait, etc...
Je filais là des jours heureux avec le petit troupeau dont j’étais le berger en second et je croyais que Arpino serait mon dernier séjour en ce monde. Or, le futur que la Providence divine me préparait, à pas accélérés s’avançait... Une année et quelques mois s’étaient écoulés : durant cette pause, j’avais fait connaissance avec nombre de gens et mon presbytère regorgeait de cadeaux : une cuisine toute neuve, un frigo qui conservait au frais les emplettes que je faisais toutes les semaines dans la ville, appelée aussi Arpino, distante d’une demi-heure de marche, mais cette distance se réduisait à quelques minutes quand mes paroissiens se rendaient en auto en ville et m’invitaient à monter avec eux.
Dans cette ville, j’ai fait amitié avec des religieux et avec l’archiprêtre qui m’invitait à présider les grandes fêtes, surtout en la fête de l’Assomption de la Ste-Vierge, fête religieuse suivie d’un festin copieux. Je rentrais chez moi avec, dans ma poche, les honoraires de la messe pontificale. J’étais aussi souvent invité chez l’évêque. Tous les dimanches, on s’arrachait pour m’inviter à déjeuner. Ces amitiés me furent toujours fidèles. Mais l’orage s’approchait : à la veille de Noël, vers midi, alors que j’étais en train de préparer la crèche, la première crèche à Arpino... J’y tenais et avais consacré plusieurs milliers de lires à l’acquérir car c’était une attraction unique pour mes enfants du catéchisme. Ces enfants étaient tout yeux, bouche bée autour de moi quand je leur montrais le petit Jésus, sa maman Marie, St-Joseph et, dans un coin, la caravane des Rois Mages et que, se haussant sur leurs petits pieds, ils apercevaient l’Etoile miraculeuse. C’était facile de leur faire comprendre l’amour ineffable de Dieu devenu petit bébé par amour pour nous. Pas besoin de leur démontrer l’existence des anges, la bouche toute grande ouverte pour entonner le Gloria in excelsis... Ces enfants de paysans connaissaient les pâtres, semblables à leurs frères, les moutons qui composaient leurs petits troupeaux, St-Joseph tout chenu semblable à notre vieux sacristain. La crèche, invention sublime de François d’Assise, est un catéchisme vivant et à la portée des enfants. Je ne regrettais pas ma petite fortune, disparue dans l’achat de cette belle crèche, quand se présentait à moi un prêtre, que j’avais connu jadis à Ecône, en Suisse. Il me dit à brûle-pourpoint : « Excellence, la Ste-Vierge m’envoie pour vous amener, de suite, au fond de l’Espagne pour un service à lui rendre. Mon auto vous attend à la porte du presbytère et nous partirons de suite pour être rendus là-bas à Noël. » Eberlué par cette invitation, je lui dis : « Si c’est un service demandé par la Ste-Vierge, je suis prêt à vous suivre au bout du monde mais il faut prévenir le curé pour la messe de Noël et préparer ma petite valise. Entre temps, comme il est près de midi, allez au restaurant du village et mettez-vous quelque chose sous la dent. » Il me répondit : « Nous sommes trois dans l’auto et nous n’avons plus un sou dans nos poches, même pour payer une tasse de café.» Je lui rétorquai : « Allez-y tous les trois, je paierai votre déjeuner. » Déjeuner qui m’a coûté 3.000 lires.
Pour me rendre à Palmar de Troya, j’ai dépensé 50.000 lires en frais d’essence et de nourriture. Tandis qu’ils mangeaient et que je grignotais un bout de pain, j’ai convoqué le sacristain, lui demandant d’avertir le curé pour la Messe de Noël, lui disant que j’allais de suite en France pour affaire urgente de famille et que je rentrerai immédiatement dans deux semaines. [...]
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