Le terrain acquis pour le Petit-Séminaire était suffisamment spacieux pour bâtir un hôpital à une étage et une maison pour le médecin. Ce médecin s’appelait le Docteur Lesage. Il avait servi dans les troupes françaises envoyées pour rétablir la domination française renversée par les Japonais. Lesage n’était pas catholique pratiquant mais était très charitable. Au lieu de rentrer en France, il préféra rester au Vietnam où un médecin était une Providence pour les habitants. A Vinhlong, nous n’avions qu’une infirmerie. Lesage m’a contacté, j’étais très content de l’avoir. De là venait la construction de l’hôpital et de la maisonnette du Docteur. Lesage ne faisait payer que ceux qui le pouvaient : pour les indigents, il les soignait gratis. Il se plaisait si bien au Vietnam, qu’il se fit naturaliser Vietnamien. Pauvre docteur, il n’avait pas prévu le triomphe du communisme ni son arrestation et son envoi dans les camps de rééducation... Etant Vietnamien, la France ne put le reconnaître comme sien et le libérer des griffes marxistes...
Quand le Séminaire St-Sulpice de Hanoi dut évacuer le Tonkin, tombé sous le joug communiste, pour se rendre avec plus de 50 grands séminaristes en Cochinchine, voyant leur embarras pour loger et continuer les cours, je leur offris cet hôpital comme séminaire provisoire me souvenant que j’avais été l’hôte de St-Sulpice à Paris quand je préparais ma licence à l’Institut Catholique et logeais à la Maison des prêtres, rue Cassette. Les Pères sulpiciens étaient très prudents. Quand il purent aller, avec leurs séminaristes, à Saigon où ils trouvèrent une installation, nos relations furent interrompues car ils pensaient que des relations avec le frère du Président de la République seraient mal vues par les Autorités du Vatican, sous Paul VI qui, berné par le franc-maçon Cabot-Lodge, était persuadé que notre famille persécutait les bonzes bouddhistes. Etrange erreur, car les bouddhistes vietnamiens ont déclaré, publiquement, que jamais un gouvernement n’avait subventionné leurs oeuvres comme le gouvernement Ngô-dinh-Diêm. Le même franc-maçon n’était pas étranger à l’assassinat de mes trois frères : Diêm, Nhu et Cân.
Comme les élèves du Petit Séminaire allaient achever leurs huit années d’études secondaires : latines, françaises et vietnamiennes, j’ai dû bâtir un Grand Séminaire pour Vinhlong. La Providence m’aida. Je trouvais un terrain, qui était alors une rizière de plus de 3 hectares, aux portes de Vinhlong, sur la route principale qui conduit vers le bac de M_-Thuân. Ce bac mène à l’autre rive où passe la grande route vers Mytho et Saigon.
La première chose à faire était de combler le terrain sur une surface suffisante pour supporter des bâtiments en dur du Grand Séminaire. Pour cela, il fallait délimiter le périmètre des constructions, puis creuser des étangs sur une autre partie du terrain acheté, la terre de ces excavations servant de remblais et les étangs, ainsi créés, servant de viviers pour l’élevage des poissons, ceux-ci nourris par les restes de la table des séminaristes et, surtout (j’ai quelque honte à le dire !) par les déchets humains dont ils sont très friands. Sur ces étangs furent donc construits les W.C. du séminaire...
Cet élevage est chose commune en Cochinchine. Du Cambodge arrivent des jonques contenant dans leurs flancs des alevins, si petits qu’il faut des filets comme des moustiquaires, aux interstices minuscules, pour attraper ces petits poissons. On achète le contenu de quelques jonques, on déverse dans les étangs ces alevins qui grandissent très vite ; après deux ans, ils pèsent plusieurs kilos, surtout lorsqu’ils sont nourris avec les déchets humains. Avant de les vendre, on les fait jeûner pendant un mois et leur chair est excellente. Dans les écoles des paroisses, il y a toujours un étang à poissons et la vente de ces poissons aide à payer les enseignants. Du reste, pourquoi se scandaliser : nos plantes, nos salades vivent de déchets animaux, c’est-à-dire du fumier. Or, chez nous, on n’avait pas d’argent pour acquérir des engrais synthétiques et chimiques – qui, souvent, produisent des légumes et des fruits sans saveur. L’Ecriture Sainte nous dit, le jour des Cendres : « Rappelle-toi, ô Homme, que tu es poussière et, en poussière, tu retourneras. »
Ce séminaire aura un destin assez flatteur, car de grand séminaire de Vinhlong, il deviendra séminaire régional pour le Centre Cochinchine et, enfin, réquisitionné par les communistes.
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Racontant ma « sécession » à Cáínhum, j’ai dit que le grand séminaire de Saigon s’est replié là pour échapper à l’étau des communistes qui harcelaient la capitale du Sud. Les bâtiments qui abritèrent alors ce séminaire appartiennent à la communauté des Catéchistes, religieux ayant les trois voeux. Le fondateur de ce couvent, dont les membres servaient le diocèse de Saigon et celui de Vinhlong, était un saint homme, le Père Boismery, des Missions Etrangères de Paris. Quand je l’ai rencontré, il était perclus de rhumatismes et ne voyait presque plus. Il allait bientôt mourir. Après lui, un vieux Père vietnamien devient supérieur du couvent, sans autre aptitude que celle de pouvoir célébrer la Messe tous les jours pour les novices, leur donner des instructions, car une fois profès, ces religieux vont partout où on les appelle pour catéchiser les néophytes. Or, ce père supérieur ne connaissait pas les caractéristiques de la vie monacale. Ainsi, par exemple, pour le voeu de pauvreté, les religieux - là où ils travaillent – souvent, ont besoin de permissions pour acquérir certaines choses d’où exemptions contre la pauvreté. Ils devaient alors écrire au P. Supérieur, exposer les raisons pour lesquelles ils demandaient une dispense. Or, le service de la poste qui existe dans les villes était inexistant dans les campagnes et il fallait recourir aux occasions : des voyageurs se rendant à Cáínhum, un très petit bourg. Le P. Supérieur imagina alors cette solution : les religieux qui rentraient à la Maison-mère pendant le mois de vacances d’été, recevaient – avant de repartir en mission – du P. Supérieur un lot, par exemple, une vingtaine de dispenses sur la pauvreté. Ainsi, quand, dans le cours de l’année, ce lot serait épuisé, le religieux demandera un autre lot.
Mais former des religieux, sans vivre leur vie, sans connaître les caractéristiques de la vie religieuse, était une gageure. Il fallait y remédier. Il fallait que ces religieux puissent diriger leurs novices, il fallait que un ou deux de ces religieux puissent être ordonnés prêtres pour assurer la Messe et confesser leurs confrères. Je me mis à l’oeuvre. J’en choisis trois que la communauté, par vote secret, estimait les plus doués pour remplir le rôle de supérieur. Moi-même me fis leur professeur en théologie et ainsi j’ai pu ordonner le premier prêtre sorti de la communauté des Frères de Cáínhum. Plus tard, de jeunes religieux ont été envoyé en France faire des études littéraires, scientifiques, philosophiques et théologiques pour assurer la survivance de cette Congrégation si nécessaire et si méritante. Le Saint-Siège a approuvé ma manière de faire.
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Après avoir remédié aux déficiences dont le nouveau diocèse de Vinhlong me semblait souffrir, je portais mes regards vers le côté matériel. Oui, nous possédions des rizières, surtout dans l’Ile de Cô-chién et dans le delta de la province de Bentre. Certaines paroisses étaient nanties de bonnes rizières, mais la plupart ne possédait rien. Or, il me paraissait devoir résoudre ce problème : que chaque paroisse soit « self-sufficient » pour ses besoins normaux, que le curé n’ait pas à recourir à l’évêque ou à aller mendier chez les chrétiens pour avoir de quoi payer les Soeurs dans ses écoles. L’évêque ou la charité publique ne doivent intervenir que dans les cas extraordinaires par exemple : ouverture d’une nouvelle chrétienté, construction d’une école détruite par un typhon ou un incendie. Ce faisant, on n’oblige pas le prêtre à se faire mendiant. Dans nos régions, il n’y a guère d’autres ressources régulières que le rendement des rizières. Donc, doter de rizières les paroisses pauvres. Où prendre l’argent pour en acheter ? Dans l’Ouest cochinchinois, il y a la ressource d’aller coloniser des étendues inexploitées mais dans nos vieilles provinces de Vinhlong, Bentre, Sadec, il n’existe plus de « no man’s land ».
Après avoir longuement réfléchi, je m’aperçus que nous avions une source de revenus : la dotation annuelle que la S.C. de la Propagande attribue aux territoires des Missions. Ainsi, mon évêché recevait par an 3 millions de piastres. Que font, ordinairement, les évêques de cette somme ? Il le distribuent aux prêtres qui en ont besoin, sans compter ceux de l’évêché même, comme les séminaires ou bâtir sa cathédrale. Pour Vinhlong, je décidais de laisser une bonne partie de l’allocation annuelle du St-Siège aux paroisses pauvres afin qu’elles puissent s’acheter des rizières. Les curés emprunteraient une somme à l’évêché et la lui rendraient, petit à petit, jusqu’à extinction de la dette. De cette manière, quand je quittai Vinhlong, toutes les paroisses étaient « self-sufficient ».
Cela suppose un assez long séjour de l’évêque dans un diocèse. J’ai pu faire quelque chose pour Vinhlong, parce que j’y restais plus de 25 ans. Il est naturel qu’un évêque ait des idées et les idées de son prédécesseur pouvaient ne pas être les siennes. Le Bon Dieu m’a favorisé en m’oubliant à Vinhlong – de 1938 à 1960 – Mes deux successeurs ont trouvé un diocèse pourvu de tous les éléments essentiels pour sa vie et même des moyens que ne possèdent pas les autres missions : chaque paroisse pourvue des ressources indispensables.
L’évêque lui-même avait de quoi faire de nouvelles fondations car j’avais pu avoir, à Saigon même, un bon terrain sis sur l’artère la plus fréquentée de la capitale, la rue appelée naguère : Chasseloup-Laubat, où j’ai pu édifier une maison de passage pour nos prêtres devant rester quelque temps à Saigon et une clinique, appelée St-Pierre, qui fournit des ressources à notre mission. Dans cette clinique à 2 étages, deux chambres sont réservées à l’évêque : sa chambre à coucher avec un bureau pour travailler et une petite chapelle aménagée dans l’autre chambre.
Sur la partie du terrain donnant sur la rue, étaient des appartements construits par des particuliers, selon un plan approuvé par l’évêque et dont la propriété reviendrait à la mission de Vinhlong après 15 ans d’usage par ceux qui les ont construits à leurs frais. Comment avais-je pu obtenir ce magnifique terrain, au centre de Saigon, d’une superficie de près d’un hectare ? C’est une histoire un peu longue et un peu tragique. Du vivant de Mgr Dumortier, quand j’allais pour affaires à Saigon, j’habitais son évêché. Après quelque temps, j’ai vu que c’était peu pratique parce que l’évêché de Saigon n’avait qu’une chambrette pour les hôtes de passage. Quelque fois, je ne savais où loger (puisque les prêtres ne logent pas dans les hôtels). Il était donc nécessaire d’avoir un logis pour moi et pour mes prêtres . A ce moment, l’évêque de Saigon, successeur de Mgr Dumortier, était le jeune Mgr Cassaigne. Je me présentai à lui et lui demandai de me vendre une parcelle du domaine foncier appartenant à la Mission de Saigon, en cette capitale. Monseigneur m’a répondu que c’était chose difficile, ce domaine étant occupé par des locataires chrétiens. Il faudrait les expulser ce qui serait mal vu par le peuple.
Ayant pris congé de l’évêque, je me rendis chez un Père que je connaissais, le curé de l’importante paroisse de Choquan, et lui exposai mes difficultés. Le curé me dit : « Peut-être y a-t-il un moyen de trouver un terrain en ville, bien situé, mais c’est un vieux cimetière et il y a encore une douzaine de tombes. Ce cimetière, qui date de plus de cent ans, est actuellement très au-dessous de la surface de la ville et, durant les six mois de la saison des pluies, il devient un petit lac plein de moustiques. Clôturé par un mur en dur pas très élevé, il sert de latrines aux passants pressés par un besoin car il n’y a pas de latrines publiques à Saigon. Mais si l’on arrive à combler ce terrain, à transférer les tombes dans le nouveau cimetière, vous aurez un terrain magnifique, au centre de la ville, bordé de rues dont la rue Chasseloup-Laubat qui est très passante. »
Je me rendis à l’évêché et demandai à l’évêque de me céder ce cimetière. Mgr Cassaigne se mit à rire et me dit : « Chargez-vous de déplacer les morts, ce qui sera un gros problème. Comblez le lac et je vous le donne gratis. » Je l’ai remercié vivement et prié de me faire un acte de cession gratuite, après avoir examiné le lieu. Monseigneur répliqua : « Pas besoin d’y aller. Il n’y a que les `macchabées´. Tapez-moi un acte de dossier, vous qui êtes docteur en droit canon et je vous le signerai sur le champ. »
Une demi-heure après, nanti de l’acte de cession, scellé du sceau de Mgr Cassaigne, je me suis présenté au Gouverneur de la Cochinchine, que je connaissais parfaitement, et lui dis en plaisantant : « Monsieur le Gouverneur, depuis ce matin, je suis doublement votre sujet car je viens d’acquérir une propriété à Saigon même où vous avez votre résidence officielle. C’est le cimetière de Choquan sur la rue Chasseloup-Laubat. » Le gouverneur me dit : « ça fait bien mon affaire, parce que ce cimetière est devenu l’endroit le plus malsain de notre capitale – W.C. public. Si vous êtes d’accord, je vais faire déguerpir les morts. Vous vous chargerez de combler le terrain au niveau de la ville. » Je lui dis : Pour déguerpir les tombes, je m’en chargerai, mais l’ordre de les faire déguerpir aura été donné par vous, car les Vietnamiens sont très chatouilleux quand on touche à leurs ancêtres. » Le gouverneur fit afficher l’ordre d’enlever. L’évêque de Vinhlong fit ramasser les cendres des morts non réclamés et les fit porter dans une petite chapelle, dans le nouveau cimetière.
Donc, diriez-vous : chose faite. L’évêché de Vinhlong est devenu propriétaire d’un terrain déblayé complètement, valant des millions de piastres et de bâtiments en dur, situé au centre de la capitale du Sud. Hélas, ce n’était pas fini. Ce terrain est devenu un sujet de litige entre Mgr Cassaigne et Mgr Drapier, notre Délégué Apostolique et moi-même. La raison, en ce qui concerne Mgr de Saigon : « Vous êtes , m’a-t-il écrit, docteur en droit canon, vous savez donc bien qu’un immeuble qui vaut des millions ne peut changer de propriétaire sans autorisation du St-Siège. Or, l’ancien cimetière de Choquan vaut des millions. Donc, ma donation faite à vous est invalide. Je reprends le terrain. »
Pour le Délégué Apostolique, qui était prié par Mgr Cassaigne de juger le litige entre les deux évêques, la raison de son mécontentement contre moi était ceci : A son injonction de lui envoyer mon dossier sur l’affaire du cimetière et mes arguments contre la rétrocession à Mgr Cassaigne, j’ai dû, malgré ma gratitude envers celui qui m’avait sacré évêque, répondre : « Non possumus » car le Délégué n’a aucune juridiction sur les évêques et le clergé ainsi que sur les fidèles qui se trouvent dans le pays dépendant de sa Délégation. Il n’a que le devoir de référer au St-Siège l’état de sa Délégation. De plus, ni lui ni moi-même n’avions le temps pour cet échange de vues et encore moins pour lui développer les arguments en ma faveur.
Les deux prélats durent donc en appeler à la S.C. de la Propagande. Ils étaient sûrs de gagner leur cause. Mgr Cassaigne, durant la retraite annuelle pour le clergé de Saigon et Vinhlong réuni au Séminaire de Saigon, en informa les prêtres retraitants leur assurant que l’évêque de Vinhlong serait battu à plate couture. Hélas, la retraite se termina avant Noël et, dans les premiers jours de l’Année nouvelle, comme cadeau du Nouvel An, les deux prélats reçurent de Rome une lettre les informant que l’évêque de Vinhlong avait raison : « car si le cimetière a, actuellement, de la valeur, cette valeur est due à la sagacité de Vinhlong par le déblaiement des tombes. Dans l’ancien état il n’avait aucune valeur pécuniaire. » Ceci pour constater combien la connaissance du Droit canonique est utile, et même indispensable, pour un évêque. Autrement, il peut violer ces lois au détriment de ses sujets, à moins qu’il n’ait pas, près de lui, un prêtre ayant fait de sérieuses études canoniques pour le conseiller. Mgr Cassaigne ne prit pas la chose tragiquement : il avait voulu défendre les intérêts de Saigon, il s’était trompé. Nous restions amis comme avant. Pour Mgr Drapier, cet échec sera compté dans le dossier de ses mécontentements contre moi.
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Mgr Drapier était un Dominicain, pieux, instruit ; il avait été envoyé comme missionnaire du côté de Mossoul, en Asie Mineure, c’était donc un missionnaire capable. Là-bas, il avait été Père spirituel des Soeurs Dominicaines s’occupant des orphelins de ces pays d’Orient où, de temps à autre, des haines séculaires – politiques ou religieuses – se déchaînaient en massacres, d’où ces orphelinats. Le Père Drapier vivait en curé missionnaire, non dans un couvent comme ses frères en Religion, en Europe, Il avait donc cuisinier et domestique. Son cuisinier était un orphelin libanais. Le Père Drapier le maria à une orpheline des Soeurs et amena ce couple avec lui quand il devint Délégué Apostolique au Vietnam. La Délégation Apostolique se trouvait alors à Hué, encore capitale de l’Annam (Centre Vietnam). Il traitait ce couple, qu’il avait connu enfants, comme ses propres enfants. Ainsi, quand il n’avait pas de convives, il prenait ses repas avec ses deux enfants adoptifs. Eux logeaient au-dessus de la cuisine. Le mari faisait les courses pour Monseigneur le Délégué qui lui avait fourni une auto. Sa femme faisait le ménage de la Délégation et tenait l’immeuble bien propre. Quand cette ménagère devint enceinte, afin qu’elle ait plus de confort, Monseigneur lui permit de s’installer près de lui, dans le palais de la Délégation, ce qui n’était pas conforme au Droit canonique qui interdit la co-habitation des prêtres avec les personnes du sexe, sauf le cas des parents (mère, soeurs du prêtre).
Au Vietnam, et peut-être en France et ailleurs, tout se sait. A Hué, alors, il y avait pas mal de Français dans l’Administration coloniale, ils ne se privaient pas de plaisanter sur cette co-habitation. Ces rumeurs parvinrent aux oreilles des Evêques apostoliques à Tonkin. Ces prélats, par l’expérience acquise de longues années au Vietnam, crurent devoir parler à leur confrère en Religion. Je ne sais pas comment leur intervention fut reçue par Mgr Drapier. Ils se tournèrent vers moi et m’adjurèrent d’intervenir. Ayant réfléchi longuement, j’ai cru devoir parler secrètement à Monseigneur, qui avait été mon consécrateur, lui relatant les propos de ses compatriotes à Hué. En retour, Monseigneur m’écrivit une lettre terrifiante dans laquelle il déclarait que s’il voulait mal se conduire, il aurait pu le faire du temps de son service militaire... Depuis cet éclat, Monseigneur n’avait plus d’amitié pour moi. Vint l’affaire du cimetière et, enfin, l’affaire de Bâo-Dai.
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L’affaire de Bâo-Dai.
L’empereur Bâo-Dai devenait de plus en plus impopulaire.
Je ne sais pas pourquoi, Mgr Drapier se souvint de moi, me convoqua et me demanda de prendre la cause de ce débauché Bâo-Dai. Voici les raisons de l’intervention du Délégué Apostolique : St. Thomas d’Aquin, la gloire de l’Ordre dominicain, aurait enseigné que la Monarchie était le gouvernement idéal pour le monde et que lui, étant Dominicain, se devait d’aider Bâo-Dai. Qu’il ne pouvait le faire publiquement, étant représentant religieux et non pas politique. Il avait donc jeter son dévolu sur moi qui avais quelque influence dans les milieux vietnamiens, surtout parmi les catholiques.
Je lui répondis franchement : « Monseigneur, mon devoir comme citoyen est de payer les impôts et d’observer les lois de l’Empire. Quant à l’excellence de la monarchie sur toute autre forme de gouvernement, il s’agit de distinguer quelle sorte de monarchie : absolue ? constitutionnelle ? monarchie protégée par un pays étranger ? Sur quelle catégorie de monarchie parlait St. Thomas d’Aquin ? Comme évêque je ne peux faire de politique, quelles que soient mes préférences. Les Papes, suivant l’exemple des Apôtres, nous font un devoir de ne pas s’occuper de politique.
Cette fois encore, Mgr Drapier fut mécontent de moi mais ne pouvait démolir mon raisonnement. J’étais devenu « un drôle de type » pour lui. Il le montra clairement quand, interrogé par les évêques Mgrs Lê-hûn-Tu’ et Pham-ngoc-Chi s’ils devaient lever des troupes pour combattre les communistes, Mgr Drapier leur répondit : « Faites tous ce que vous voulez pourvu que vous n’écoutiez jamais Mgr Ngô-dinh-Thuc. » Ce propos fut répété à moi par Mgr Lê-hûn-Tu’ qui leva des troupes parmi ses ouailles de Phàt-diêm, aidé par Mgr Pham-ngoc-Chi, évêque de Bui-chin. Ils furent battus à plate couture et durent se réfugier au Sud-Vietnam. Les activités de Mgr le Délégué Apostolique Drapier ne plurent pas au Vatican qui le rappela sèchement à Rome. Mgr Drapier en conçut un grand mécontentement et rentra en France, directement, - sans s’arrêter à Rome pour rendre compte de ses activités diplomatiques et religieuses -, accompagné de ses deux enfants d’adoption (les orphelins du Moyen-Orient) et mourut, les ayant à son chevet. Quant à Bâo-Dai, il vit encore en France, au crochet d’une de ses multiples concubines.
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Ayant pourvu aux besoins spirituels et matériels de mon Vicariat apostolique, je croyais pouvoir prendre un peu de repos. Je fus alerté par la S.C. de la Propagande, en même temps que les autres évêques du Sud-Vietnam, du désir du Souverain-Pontife de voir surgir au Vietnam une Université catholique dont une des langues officielles serait le français, afin de former , outre les Vietnamiens, les Cambodgiens et les Laotiens, naguère protégés français.
Pour répondre à l’appel du St-Siège, l’épiscopat du Sud-Vietnam (celui du Nord ne pouvant participer à la réunion, étant sous régime communiste), composé d’une majorité vietnamienne avec trois évêques français : celui de Quinhin, de Konhin et un évêque dominicain réfugié du Nord, s’est réuni à Saigon. Tout le monde était ébahi : Faire une Université ? D’abord, avec quoi construire l’Université ? Faire appel aux chrétiens ? Or, la majorité des chrétiens originaires du Sud est de condition modeste. Les chrétiens (presque un million) réfugiés du Nord n’avaient emporté de là-bas que leur crucifix, une image de la T.S. Vierge et un ballot de vêtements. C’était le Gouvernement de Ngô-dinh-Diêm qui les aidait à ne pas crever de faim et leur octroyait des allocations mensuelles jusqu’à ce qu’ils réussissent à se suffire. Donc, demander à ces pauvres affamés des millions pour faire une Université ?
Supposons que nous trouvions de quoi faire une Université, où trouver le personnel enseignant ? Humainement parlant, il fallait répondre : «Non possumus » au St-Siège. Celui-ci, tout au plus, nous donnera quelques milliers de dollars américains : une goutte d’eau pour arroser un désert et le faire fleurir. Comme j’étais le doyen, tout le monde se tourna vers moi. Moi, l’évêque d’un vicariat qui venait de naître et qui commençait seulement à vivre d’une façon normale... Faire une Université ? Je savais ce qu’était une Université, soit à Rome, soit à Paris. C’était tenter le Bon Dieu, lui demander un miracle : ce serait une vraie création, comme on dit en latin : « Ex nihilo sui et subiecti ». Cela veut dire : Susciter du néant un nouvel être. Mais la St-Siège le veut. Le St-Père, représentant Dieu, la veut. Les Vietnamiens sont des gens qui croient en la puissance de Dieu et, toujours, ont été ses enfants obéissants.
Le pauvre doyen répondit à l’assemblée : « Le St-Siège la veut, cette Université, donc Dieu la veut. Qui, d’entre nous, devra la faire bâtir et l’organiser et la faire croître ? » Personne ne répondit à ma question. A moi donc de répondre : « Mes chers collègues, je me jette à l’eau. Priez le Bon Dieu que je ne me noie pas. Priez pour moi. J’ai besoin d’un miracle de 1ère classe ! »
On se sépare, mes collègues heureux d’être sortis sans perdre une plume, le moindre duvet, tandis que le pauvre doyen reste, seul, à cogiter. D’abord trouver l’argent ! A force de prier, de faire prier, de demander des conseils un peu partout, quelqu’un avança l’idée suivante : « Monseigneur, si vous réussissiez à obtenir la permission d’exploiter une forêt qui se trouve à une trentaine de kilomètres de Saigon, une forêt avec des arbres séculaires, vous trouveriez facilement des acheteurs : par exemple, les milliers de Chinois qui habitent Cholon, à deux pas de Saigon. Ils ne demanderaient pas mieux que de prendre tous les lots de bois que vous auriez fait couper pour les expédier au marché mondial de Hongkong, car le monde entier a besoin de bois. »
Mais voici les difficultés : Obtenir du Gouvernement le droit d’exploitation, moyennant redevances et surveillance du Service forestier, naturellement. Secundo : faire une route d’une trentaine de kilomètres, de la forêt jusqu’à Saigon. Tertio : trouver un bon contre-maître qui se chargera de louer des bûcherons assez courageux pour affronter les bêtes sauvages et surtout les communistes, plus terribles que les fauves. Au Séminaire d’Anninh, j’avais appris cette phrase : « Tentare, quid nocet ? Essayer pour voir, cela ne fait pas de mal ». Donc, je me mis à solliciter du Gouvernement de mon frère le permis de coupe. Mon frère me dit : « Adresse-toi à mes ministres. Je ne puis te donner ce que tu demandes, quoique je sois aussi pour la création d’une nouvelle Université, car nous n’en avons qu’une seule, celle de Saigon qui vient de naître. » (Naguère, il n’y avait qu’une Université en Indochine française, celle de Hanoi, et deux lycées, à Hanoi et à Saigon, sans compter le Collège secondaire de la Providence dont j’ai été le Proviseur à Hué).
Je soumis ma requête au Conseil des Ministres. Le vice-président engagea ses collègues à m’octroyer le permis de coupe, vu l’utilité d’une deuxième Université au Sud-Vietnam. Naturellement, je devrais payer ce permis au Gouvernement et me soumettre aux inspections des forestiers.
Pour diriger l’exploitation, la Providence suscita un homme très débrouillard ; ancien étudiant en France, il avait étudié le Droit et travaillait comme greffier d’un tribunal. Il se présenta à moi et m’assura qu’étant catholique, il désirait collaborer à l’ouverture d’une Université catholique et ne demanderait rétribution ayant une fortune personnelle. Cet homme vit encore, réfugié en France. Je ne veux pas dire son nom car, d’une part, il m’a très bien servi. Il savait trouver des bûcherons, traiter avec le Service forestier, affronter les bêtes sauvages qui pullulaient dans cette forêt de plus d’un millier d’hectares, composer – peut-être – avec les guérilleros communistes ; il savait aussi se servir, sans doute. Enfin, réfugié en France, il m’escroqua 3 millions de francs, sous prétexte d’une bonne affaire : aller en Extrême-Orient, acheter des chevelures de femmes pour les revendre à une société américaine, car les femmes européennes et américaines auraient besoin de postiches... Il me montra des lettres d’acheteurs éventuels, français et américains. Je les soumis à des experts français : tous étaient d’accord que le projet était intéressant, qu’on pouvait y aller sans crainte. Or, c’était un coup de Jarnac. Cet homme prit les 3 millions de francs d’alors et plongea dans la Babylone qu’est Paris et j’ai su, plus tard, qu’il a employé cet argent pour monter un restaurant vietnamien. Je lui souhaite bonne chance.
Son aide m’avait permis de bâtir l’Université, de lui assurer des rentes annuelles en achetant les meilleurs bâtiments de Saigon, vendus à perte par les Français qui fuyaient le Vietnam du Sud qui allait (selon l’opinion des étrangers) tomber sous la coupe des communistes du Nord. J’avais l’intention de donner, à celui-là, la librairie Portail, la meilleure de Saigon, qui valait plusieurs millions, comme récompense pour ses années d’activités au service de l’Université. Nous sommes donc quittes : ces 3 millions, qu’il m’avait escamotés, ne valaient pas l’ex-librairie Portail. J’effaçai son nom de mon testament.
Je m’attaquais bientôt à la deuxième difficulté : faire une route convenable de la forêt à Saigon. Problème facile : des chrétiens du Sud, assez riches, me prêtèrent de quoi acheter un bulldozer. En quelques mois, j’eus une bonne route de 30 kilomètres, m’appartenant, juste à temps pour écouler la première expédition du beau bois de ma forêt.
De temps à autre, le gérant de l’exploitation de ma forêt, qui était aussi un grand chasseur devant le Seigneur – son nom est Pham-quang-Lôc – m’envoyait le butin de ses chasses à Vinhlong : quartiers de sanglier, bois de cerf... Nous avions bien quelques difficultés avec les gardes forestiers habitués à faire payer leurs expertises, mais, c’est compris dans les comptes...
Ces gardes étaient stimulés, secrètement, par le Ministre de l’Agriculture et des Forêts, un païen qui détestait les catholiques mais n’osait montrer trop son anti-catholicisme de peur d’être démissionné par le Président, mon frère. Pour moi, je faisais comme le singe qui bouche ses oreilles et ferme les yeux. Pourquoi se gendarmer contre les coups d’épingle ? Pourvu que l’Oeuvre du Seigneur avance... Or, le Seigneur pousse puissamment le chariot. De la forêt exploitée, j’ai ramassé assez d’argent pour bâtir une Université à l’américaine et acheter les grands bâtiments à Saigon (comme je l’ai mentionné plus haut) mis en vente par les Français devant ce qu’ils considéraient comme imminente une promenade militaire des hordes communistes du Nord de Ho-chi-Minh vers le Sud et qui balayeraient comme fétus de paille la République de mon frère. Donc, sauve qui peut.
Ces bâtiments, convertis en de vastes rez-de-chaussée, dont chaque mètre carré sera loué, à prix d’or, aux vendeurs, surtout chinois, et dont les étages seront convertis en appartements de luxe loués, en dollars US, aux officiers américains qui commandaient les Forces U.S.A. en Indochine, rapportèrent suffisamment pour l’entretien des bâtiments de l’Université, pour payer les professeurs et les employés. Ainsi, l’université de Dalat était, peut-être, l’unique au monde à être « self-sufficient » et à pourvoir de bourses les catholiques trop pauvres pour couvrir leurs frais de nourriture et de scolarité. Au lieu de faire vivre, comme ailleurs, l’Université par leurs aumônes, les catholiques étaient nourris, hébergés, gratuitement, par l’Université. Où situer cette Université ? Le Sud-Vietnam a un climat tropical, pénible pour le travail physique et surtout intellectuel, durant les 6 mois de la saison chaude car, pratiquement, il n’y a que 2 saisons : saison des pluies et saison chaude. Saison des pluies, octobre à mars. Saison sèche, avril à septembre. En Cochinchine, la saison sèche est tempérée par un violent mais bref orage dans l’après-midi. Pour pouvoir étudier commodément, il faudrait climatiser tous les bâtiments, ce qu’ont fait les Américains travaillant au Sud-Vietnam, mais les Vietnamiens ne possèdent pas les dollars...
Heureusement, au Sud-Vietnam, se trouve un plateau à quasi 1.000 m. d’altitude, découvert par un Français, le Dr Yersin, à 100 kilomètres à peu près de Saigon, que l’on peut atteindre en moins d’une heure par avion ou une demi-journée de camion par une route de montagne. Ce plateau, où poussent les pins, où le climat est un printemps perpétuel, où les fleurs et les légumes des pays tempérés poussent à foison, où des cascades déversent une eau limpide et fraîche, où un petit lac offre de l’eau buvable et des poissons, se nomme Dalat.
Là, étudier serait un plaisir et les sports se pratiqueraient facilement. Le site fut donc choisi par votre humble serviteur comme siège de la future Université. A cette époque, le terrain ne coûtait pas trop cher et je m’empressai d’en acheter des lots considérables en vue des futurs agrandissements. Or, là où j’allais bâtir, se trouvaient déjà des bâtiments en dur qui avaient servi d’école pour les enfants de troupe français. La France, selon les accords, avait remis ces bâtiments au Gouvernement de mon frère le Président. Celui-ci, prié par moi-même, au sujet le l’acquisition de ces bâtiments, m’a suggéré de m’adresser à l’ambassadeur de France au Vietnam. Celui-ci, pressenti par moi, a émis le voeu que ces bâtiments fussent attribués à une institution qui enseignerait la langue française, en souvenir de la France. Le voeu de la France concordait avec celui du St-Siège qui nous avait demandé d’ouvrir une institution universitaire dont la langue fût la langue française commune aux Vietnamiens, aux Cambodgiens et aux Laotiens. Je reçus donc comme cadeau ces beaux bâtiments, ainsi que quelques petites villas à l’entour qui avaient hébergé les instituteurs des enfants de troupe. Ces bâtiments, avec quelques réparations, constituaient le berceau de l’Université. J’achetai les terrains autour de ce noyau, soit plus de dix hectares pour l’Université, sans compter d’autres centaines d’hectares pour les agrandissements futurs.
Avec un terrain spacieux, avec l’argent fourni par l’exploitation de la forêt, il était naturel que j’adoptasse le concept américain pour édifier mon Université : des bâtiments séparés, tout au plus d’un seul étage, pour chaque matière d’enseignement, une vaste pension pour loger les étudiants dans l’université même, une belle chapelle avec un clocher surmonté d’une croix, édifiée sur une éminence et, ainsi aperçue par tout Dalat, près de la chapelle, un terrain pour le séminaire universitaire et ses professeurs, les Pères jésuites, qui amèneront leurs clercs jusqu’à la licence en théologie, une maison pour les religieuses envoyées par les diverses congrégations, une pension pour les étudiantes, des kilomètres de routes sillonnant l’Université, un camp de football et d’autres camps pour le hand-ball, etc... le reste est tapissé d’un gazon toujours vert, ombragé ça et là par des arbres majestueux. Le silence régnant partout...
Qui va s’occuper de bâtir cette petite cité ? J’eus encore la chance de trouver un bâtisseur, un prêtre belge d’extraction allemande, diplômé ingénieur de l’université de Bruxelles où avait professé son père, un athée. Car mon futur collaborateur n’avait pas connu le Bon Dieu jusqu’à 20 ans. A cet âge, le Bon Dieu lui donna ainsi qu’à sa soeur la grâce de la conversion. Une conversion chèrement payée car son père, outré de voir son unique garçon passer au catholicisme, jeta ses effets par la fenêtre de son logis et le chassa de la maison paternelle pour toujours. Le garçon se fit missionnaire dans la Congrégation fondée par le célèbre Père Lebbe – celui qui, comme vicaire-général de Pékin, préconisa la remise des pouvoirs épiscopaux aux Chinois, fut expulsé de sa congrégation et alla fonder une petite congrégation chinoise des Petits-Frères et la Société missionnaire ayant pour but de se mettre au service des évêques indigènes.
Mon futur collaborateur, ordonné prêtre, fut envoyé à Phat-Diêm, au service de Mgr Lé-hûn-Tû’ (le futur général en chef de l’armée catholique dans la guerre contre les communistes). Là, le prêtre-ingénieur installa l’électricité dans la petite ville de Phat-Diêm, enseigna les mathématiques aux séminaristes. Après la fuite de son évêque vaincu par les Rouges, ce Père belge demanda mon hospitalité. Je le nommai professeur au petit Séminaire où, malgré son ignorance de la langue vietnamienne, il réussit à expliquer les théorèmes géométriques et algébriques à ses étudiants.
Le Père Willich (c’est son nom), comme adulte converti et vocation tardive, avait un caractère très dur ; il était difficile à vivre mais il avait une sympathie pour le Président, mon frère Diêm, et pour moi. Il nous est resté toujours fidèle dans les épreuves et dans ses propres épreuves, séquelles de son caractère très entier, Ce fut donc lui qui bâtit les divers immeubles et la chapelle de l’Université, fit réparer les petites villas autour de l’Université. Il le fit avec économie. Il eut un peu de chagrin quand il apprit qu’il n’était pas nommé recteur de l’Université. Je n’ai pas pu le faire, c’eût été contraire à l’esprit du St-Siège et à l’esprit de sa Congrégation qui avait été fondée par le saint Père Lebbe pour aider le clergé et non pas pour le dominer. Les bâtiments achevés, il prit congé de moi et contracta un engagement avec les Américains venus au Vietnam pour l’installation de l’électricité, le forage des puits et d’autres projets utiles à notre pays. Mon frère, le Président, lui accorda une importante décoration, lui paya un voyage aller-retour pour se rendre en Belgique voir sa soeur et se reposer. Après l’assassinat de mes frères, il regagna l’Europe et est, actuellement, en France curé d’un petit centre ouvrier.
Il a toujours la nostalgie du Vietnam mais ses démarches auprès des évêques qui l’ont connu, comme Mgr Tham-ngoc-Chi lieutenant de Mgr Lé-hûn-Tû n’ont pas abouti. Je n’ai pu rien faire pour lui car les Américains obligèrent les Gouvernants du Sud à me fermer la rentrée dans ma patrie car j’étais considéré comme un pacifiste, contre la guerre fratricide entre le Nord et le Sud. J’ai eu, quand même, le plaisir de le rencontrer en Belgique où il me présenta à sa soeur, épouse d’un grand industriel. J’ai passé quelques jours pour me reposer dans la résidence d’été de cet industriel.
A propos de la Congrégation pour l’aide au clergé indigène, créée par le Père Lebbe, je crois qu’il me faut parler du Père Raymond de Jagher, un Belge lui aussi, mais d’un caractère diamétralement divers de celui du Père Willich. Il a été très apprécié par mon frère le Président. Il avait été au service des évêques chinois, fut emprisonné par les communistes de Mao-Tse-Tung et écrivit un beau livre sur ses cachots, puis, relâché, il se mit au service du cardinal Yupin à Formose. Dans l’entre-temps, il vint à Saigon où, avec l’aide de mon frère, il ouvrit une école pour les Chinois. Le Père de Jagher parle, écrit le chinois comme sa langue maternelle. Il parle l’américain et, actuellement, passe son temps à faire des conférences en faveur des catholiques chinois sortis du pays et aussi pour l’aide aux Vietnamiens réfugiés en Amérique et ailleurs. C’est un missionnaire fidèle à l’idéal du P. Lebbe.
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Maintenant, il me fallait organiser les études de l’Université. Pour commencer, nous allions ouvrir les Facultés de Lettres, puis les Facultés de Sciences, celles qui ne demandent pas beaucoup d’appareils, donc : Philosophie, Histoire, Langues vietnamienne, française, anglaise, Mathématiques, sans compter la Faculté de Théologie et de Philosophie sous la direction des Pères Jésuites.
Les professeurs étaient recrutés parmi les missionnaires ou religieux européens se trouvant en Cochinchine, des professeurs de l’Université de Saigon, pour la plupart non catholiques, tenaient des chaires dans notre Université. En prenant l’avion, ils pouvaient joindre Dalat en moins de trois quarts d’heure. Après leurs cours, ils se reposaient au frais dans le climat printanier et l’atmosphère très agréable de Dalat, prenaient leur repas avec les Pères de l’Université et rentraient à Saigon après un week-end reposant. Ma forêt me permettait de leur offrir un cachet rémunérateur. Comme je ne pouvais résider en permanence à Dalat, je pris le titre de Chancelier de l’Université, entouré d’un conseil de quelques évêques, dont Mgr Hiên, évêque de Dalat, mon ancien élève au Grand Séminaire de Hué, et Mgr Piquet des M.E. de Paris, évêque de Nhahang. Je nommais recteur de l’Université le Père Thiên, que j’avais envoyé en France prendre ses titres universitaires.
Donc, la miséricorde du Seigneur m’a permis de réaliser ce projet qui avait été considéré comme utopique quand le St-Siège nous l’avait proposé. Plus de 15 ans ont passé depuis sa fondation. Je suis exilé en Europe. On a fêté ces 15 années d’existence par des fêtes grandioses qui virent les évêques du Vietnam-Centre et Sud réunis avec des représentants du Gouvernement de Saigon (pas encore tombé dans les griffes des communistes), le St-Siège a envoyé un message d’éloge, plusieurs discours ont été prononcés : On a seulement oublié le fondateur de l’Université car son nom ne plaisait pas au Vatican actuel : Tout est bien qui finit bien. J’ai fait l’Université pour obéir au Vatican d’alors. Dieu m’a aidé. A Lui tout honneur et toute gloire dans les siècles et des siècles. Amen.
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Après le départ de Mgr Drapier, nous avons eu un Délégué Apostolique irlandais : Mgr Dosley, ancien Procureur des Missionnaires Irlandais (et ensuite des Australiens) de Saint -Columban. Il a été choisi et dut apprendre le français pour communiquer avec nos missionnaires, nos prêtres et nos Autorités. Mgr Dosley est un saint homme (il vit encore) mais n’a jamais connu auparavant le Vietnam qui, alors, était sous le régime français. Il ne réalisait pas la menace des communistes de Ho-chi-Minh.
Nous avons eu des différents entre lui et moi. Il me traitait de défaitiste quand je lui ai proposé de prendre des précautions pour minimiser les dommages si jamais les communistes avaient le dessus. Par exemple : faire traduire tous les manuels de philosophie et de théologie, employés dans nos séminaires, en vietnamien ; prévoir des caches pour le vin de Messe, car la vigne qui pousse au Vietnam ne donne pas du raisin propre à faire du vin de Messe ; ne pas publier le nom des nouveaux prêtres ; demander au St-Siège la faculté pour chaque évêque de nommer un ou deux successeurs, sans en demander l’autorisation au St-Siège, en cas de rupture de communication avec le Vatican, etc... Mgr Dosley, se confiant aux dires optimistes de l’Armée française me taxait de pessimiste. Il fut surpris par la vague des communistes à Hanoi et devint leur prisonnier pendant des mois avec son secrétaire, un prêtre de Saint-Columban, son compatriote. Il ne fut relâché qu’à bout de forces physiques et morales et emporté sur un brancard dans un avion pour rejoindre l’Europe. Après une longue convalescence, en me rencontrant exilé à Rome, il m’a dit, humblement : « Monseigneur, vous avez eu raison sur toute la ligne. »
Je n’étais ni prophète ni devin, mais prévenir ne fait pas de mal, tandis que se laisser, par négligence, prendre au piège est impardonnable. Actuellement, le St-Siège a dû permettre aux évêques du Vietnam d’avoir un ou deux évêques auxiliaires dont un coadjuteur de leur vivant.
Après Mgr Dosley, nous avons eu d’autres Délégués Apostoliques tels Mgr Brini, actuellement Secrétaire de la S.C. Orientale, Mgr Caprio, qui a pris la place de Mgr Benelli créé Cardinal de Florence. Mgr Brini était Délégué Apostolique quand le St-Siège a établi la hiérarchie au Vietnam, car auparavant, les Evêques n’étaient que vicaires apostoliques. Mgr Brini était donc chargé d’aller installer les Vicaires Apostoliques devenus, alors, ou archevêques (pour Saigon, Hué et Hanoi) ou évêques pour les autres diocèses. Mgr Brini est allé à Hué pour m’installer comme Archevêque puis, trop fatigué par notre climat, il m’a délégué pour aller installer les Evêques appartenant à la sphère d’influence de l’Archevêché métropolitain de Hué. C’est pourquoi je dus aller à Quinhn, à Kontum et ailleurs pour y installer les titulaires. Mgr Caprio était plus diplomate que Mgr Brini qui n’avait pas fait l’Académie des Nobles ecclésiastiques où l’on formait les futurs diplomates du St-Siège (là fut formé S.S. Paul VI), tandis que Mgr Brini, une vocation tardive, se fit prêtre après avoir conquis son Doctorat en Droit civil et entra au Russium, séminaire pour les Russes catholiques. Il y a appris cette langue, ce qui lui servit de marche-pied pour être, actuellement, Secrétaire de la S.C. Orientale et futur cardinal, si Dieu lui prête vie.
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