Nourri, dès ma naissance, dans cette atmosphère vietnamienne du catholicisme combatif, j’ai accepté sans rechigner d’adopter la prêtrise comme mon poste de combat en ce monde, n’importe quel poste, n’importe quelle mort. Je n’ai donc aucun droit à « rouspéter » si je suis, aujourd’hui, un archevêque, un ex-excommunié, autorisé à célébrer, chaque jour, la Ste Messe mais « illogiquement » non autorisé à entendre les confessions des réfugiés vietnamiens incapables de se confesser en français.
Voilà l’environnement racial et religieux. Et voici l’atmosphère familiale dont la Providence m’a entouré. Je suis un Ngô. Ngô est un des noms de famille au Vietnam. Je crois ne pas me tromper en affirmant que le nombre des noms de famille viets ne dépasse pas cent. Le nom qui compte le plus de descendants est Nguyên, dont le rameau le plus fourni est la famille royale. Celui qui en compte le moins est le mien. D’après la Légende, les Ngô sont les descendants de la première famille royal autochtone du Vietnam indépendant. Ceci explique, peut-être, un peu notre patriotisme et notre attachement à notre terroir. En dehors de la Légende de notre extraction royale, aucun autre Ngô n’a percé dans l’histoire du Vietnam jusqu’ à l’apparition de notre famille, apparition brillante mais tragique.
Aucun Vietnamien n’oubliera jamais le nom de NGO-dinh-Khâ, mon père qui souffrit mille morts pour n’avoir pas voté, avec les autres dignitaires de la Cour, la déchéance de l’empereur Thânh-Thâi, imposée illégalement par le représentant de la France en Annam (Vietnam central), le nom de notre aîné NGO-dinh-Khôi, enseveli vivant avec son fils unique, pour avoir refusé d’être un ministre dans le premier ministère communiste, car il regardait comme incompatible : être catholique et fonctionnaire communiste. Plutôt mourir que se souiller. Enfin, tous Vietnamiens connaissent et respectent le nom de NGO-dinh-Diêm, père de la République du Vietnam, et celui de NGO-dinh-Nhu et de NGO-dinh-Cân, collaborateurs du président, tous les trois tués par la C.I.A.
Deux NGO ont échappé à cette tuerie organisée par l’ambassadeur Cabot Lodge, un franc-maçon : mon frère NGO-dinh-Luyên, alors ambassadeur à Londres, sorti de l’Ecole Centrale des Ingénieurs (Paris), grâce à son éloignement du Vietnam, et moi-même, appelé à Rome pour participer au Concile de Vatican II. Luyên a 13 enfants et Nhu, 4. J’espère que malgré le dépaysement, puisque vivant en Europe, ils n’oublieront pas la tradition de notre famille : se dévouer totalement au service de Dieu et de la Patrie. J’ouvre ici une courte parenthèse : que signifie ce mot « dinh » en sandwich entre NGO et le nom personnel comme Diêm, Thuc ? Ce mot désigne la branche de la famille car il y a des NGO-dûc, des NGO sans « sandwich » comme le roi NGO-Guyân.
Mon père, NGO-dinh-Khâ, dont l’enfance et la carrière ont été déjà racontées dans « Doce me », mérite le souvenir comme l’homme qui le premier a travaillé à introduire l’étude du français au Vietnam Central. Il l’a fait par patriotisme. A cette époque, les Français, pratiquement, gouvernaient l’Annam. Or, selon les conventions entre la France victorieuse et les empereurs du Vietnam vaincus, l’Annam devait « jouir » du statut de Protectorat et non pas subir celui de Colonie, sort de la riche Cochinchine où les habitants étaient « sujets » et non pas « citoyens » français. Mais l’Annam, pratiquement, était gouverné par le Résident de France qui imposait, comme ministres du roi, ses domestiques qui parlaient un « sabir » français appris quand ils servaient dans la cuisine de leur patron. Mon père, alors, conçut le projet d’enseigner « le vrai français » d’abord aux lettrés vietnamiens et, ensuite, aux jeunes vietnamiens de souche royale. C’est alors qu’il fonda le Collège national en Vietnam : Quôo-hoo. Une aventure un peu folâtre : les pères « nobles », à sa demande, lui donnaient seulement les enfants de leurs concubines et il lui fallait « payer » ces élèves... Ceux-ci devinrent, plus tard, ministres...
Ainsi les fils des concubines de dernière classe des rejetons royaux furent les « intellectuels de culture française » comme docteurs en médecine, dentistes, avocats, hauts fonctionnaires. Ce fut grâce à ces hommes, instruits par mon père, que mes frères, l’aîné NGO-dinh-Khôi et le futur premier Président de la République du Sud-Vietnam furent protégés et gravirent les échelons du mandarinat avec facilité. Mon père fut choisi pour être précepteur du jeune roi Thânh-Thâi et, plus tard, ministre de la Maison Impériale. Ces honneurs causèrent de terribles épreuves à mon père lorsque le Résident général de France au Centre-Vietnam, Monsieur Levêque, dépassant les attributions contenues dans le traité franco-vietnamien, décida de détrôner Thânh-Thâi, sous prétexte de folie, car ce jeune roi, intelligent et actif, ne pouvant se contenter du seul privilège de nommer des génies tutélaires pour les villages, eut l’idée de « militariser » ses nombreuses concubines en leur enseignant les marches militaires et en les faisant manoeuvrer avec des fusils en bois. Tout ceci se passait dans la Cité Interdite, donc loin des yeux du vulgaire.
Le Résident Levêque fit réunir – illégitimement- les mandarins de la Cour et leur ordonna de voter, unanimement, pour la déposition du Souverain. Ces mandarins obéirent, servilement, à l’exception de mon père. Condamné à la dégradation de tous ses titres mandarinaux, mon père fut mis en prison et le Roi fut exilé à Madagascar. Le peuple vietnamien, devant cet abus de pouvoir et la lâcheté de la Cour, proclama que le seul opposant à la déposition du Roi était Ngô-dinh-Khâ. Le bannissement de mon père ne fut levé qu’à la majorité de l’empereur Duy-tân, un des fils de Thânh-Thâi, qui restitua à mon père ses titres et ses droits à la pension de retraite.
Ici, je crois devoir relater comment le Résident de France choisit le nouveau Roi. Il fit aligner les nombreux rejetons mâles de Thânh-Thâi, leur enjoignit de faire une course à pied, promettant une récompense au vainqueur. Et celui qui arriva le dernier fut choisi comme Roi par le Résident qui estimait qu’il était le moins intelligent. En quoi il se trompait lourdement, car ce garçon était le futur Duy-tân, ennemi acharné de la France qui faillit chasser les Français à l’aide des « volontaires » destinés à aller combattre en France. Or, ce complot faillit, grâce à mon frère Ngô-dinh-Khôi.
Relâché de la prison, mon père, après une longue maladie, dut penser à trouver le riz quotidien pour sa nombreuse famille, six garçons et trois filles. Mandarin d’une rigide honnêteté, la maladie engloutit ses pauvres épargnes. Il décida donc d’exploiter quelques arpents qu’il possédait dans le village d’Ancûn, non loin de Hué. Je vois encore mon père, accompagné d’un de ses fils ou d’une de ses filles, se rendre à pieds chaussés d’une paire de sabots en bois fabriqués par lui-même, faire les six kilomètres menant à ses rizières, y surveiller le repiquage du riz, l’arrosage à l’aide d’une noria à pédales, puis la moisson. Quand il était fatigué, notre père s’arrêtait en chemin sous l’ombrage d’un taillis de bambous et, là, tout en fumant une cigarette qu’il roulait lui-même, il nous racontait des histoires intéressantes, tirées de la Bible ou des livres de prix donnés par les Frères des Ecoles Chrétiennes. Car mon père était un conteur-né, et c’était grâce à ce don qu’il gagnait de quoi fumer quand il était séminariste à Anninh et que ses camarades lui demandaient de raconter ou d’inventer une histoire. Il exigeait alors, en récompense, quelques cigarettes et charmait l’auditoire par les récits sortis de son imagination.
Nous vivions pauvrement mais décemment. Je ne sais comment notre père réussit à nous donner une maison à un étage, chose rare en ces temps au Vietnam, entourée d’un grand jardin. Mon père, qui souffrait de rhumatisme aigu causé par le climat humide de Hué, avait ajouté au rez-de-chaussée un étage, pas très haut, et nous y faisait coucher, pour nous protéger de l’humidité, sur une natte étendue sur le plancher même. C’est ainsi que tous les garçons de la famille poussaient drus.
Le programme des jours de la semaine était toujours le même. Le matin, réveil à six heures au son de la cloche de la cathédrale de Phu-cam notre paroisse. Garçons et filles se précipitaient à la cuisine pour faire leurs ablutions puis prenaient l’habit, long jusqu’aux genoux (notre habit de cérémonie), et suivaient notre père à la Sainte Messe, tous agenouillés à ses côtés. Notre père assistait à la Messe les yeux fermés, les mains jointes mais promptes à secouer les garçons s’ils se montraient distraits. Il s’approchait quotidiennement de la Sainte Table, accompagné de ceux de ses enfants ayant fait leur Première-communion. Il ne manqua presque jamais la Messe quotidienne, même les jours de tempête et il nous inspira une dévotion profonde envers ce renouvellement du Sacrifice de la Croix en nous racontant, souvent, une histoire qui me semble être l’une des légendes dorées, que voici : Un seigneur avait deux pages dont l’un était son favori. L’autre commit quelque faute que ce seigneur décréta encourir la mort. Cependant, il imagina le faire mourir d’une manière clandestine. Dans ce dessein, il fit venir auprès de lui un homme dévoué à ses intérêts, qui possédait un four à chaux et lui ordonna d’y jeter , le lendemain, le page qui irait lui porter une missive, dès le matin. Et, le lendemain, il appela le page condamné, lui donna un pli avec ordre d’aller le remettre au chaufournier. Le page se hâta d’aller faire la commission mais, à mi-chemin, il entendit sonner la Messe dans la chapelle qui se trouvait sur son chemin et, se rappelant de la recommandation de ses parents de ne jamais manquer la Messe, il entra et assista dévotement au Saint-Sacrifice. Or, le seigneur, impatient de savoir si l’assassin avait exécuté son ordre, manda son page favori s’en enquérir et lorsque le bourreau vit venir le messager, il s’empara de lui et le jeta dans le four. Après la Messe, nous rentrions pour le petit déjeuner préparé par notre mère : un bol de riz assaisonné de sel, puis, sac au dos, nous partions pour l’école. Le repas de midi était plus substantiel mais simple : du riz à la place du pain, un potage ordinairement fait avec du poisson, la viande étant réservée pour dimanches et jours de fête, des légumes, de temps à autre un fruit comme dessert, fruit fourni par le jardin : ananas, prunes, caramboles. Le souper consistait en un seul plat, mais si la qualité et le nombre des mets faisaient souvent défaut, la quantité ne manquait jamais. Ma mère, une excellente cuisinière, faisait des merveilles pour nous nourrir et changer les menus. Mon père était rigide sur ce point : il fallait manger, indifféremment, tout ce qui était servi. Mon frère Diêm, qui ne pouvait souffrir le poisson, était forcé de le manger comme les autres, malgré les vomissements qui le secouaient. Cette allergie au poisson, surtout au poisson salé, fut la cause de son abandon du noviciat des Frères des Ecoles chrétiennes, à son grand regret, car le Frère-directeur du Noviciat déclara qu’il n’avait pas la vocation religieuse puisqu’il ne pouvait s’astreindre à la table commune. Le soir, à 8 heures, après le souper, filles et garçons, agenouillés, nous récitions les prières du Soir, puis, étendus sur notre plancher, nous nous endormions bercés par les Pater et les Ave Maria récités par notre papa et notre maman...
Si notre père était toute droiture : une barre d’acier, notre mère était toute douceur, toute flexibilité, mais sans jamais la moindre concession au mal. Elle était la charité personnifiée, la modestie chrétienne même. Elle n’était pas, comme l’on dit, prêchi-prêcha, mais ses vertus étaient les plus convaincants discours sur la bonté du Christianisme. Notre famille eut nombre de domestiques, tous se sont convertis et sont restés de bons chrétiens.
La mère appartenait à une famille de petite bourgeoisie, originaire du Quang-ngâi, au delà de Tourane, vers le Sud. Issue d’une nombreuse famille, deux garçons et trois filles, c’est elle qui tint le rôle de maîtresse de maison du vivant même de notre bonne aïeule et ce rôle lui fut dévolu à cause de son intelligence et surtout de sa douceur. Ses frères et soeurs la chérissaient. Le Père Allys, curé de notre paroisse de Phû-cam, la connaissait et quand mon père, veuf d’une première union, demanda à ce Père de lui indiquer une épouse, ce fut notre mère qui fut proposée par le curé. Son savoir-faire fit d’elle la digne épouse d’un Ministre de la Cour, la mère du Premier Président de la République du Sud-Vietnam. Les vertus chrétiennes de nos parents furent le seul héritage laissé à nous, héritage infiniment plus précieux que titres de noblesse et valeurs pécuniaires car il nous procure la possession du Ciel, « heredes Dei et coheredes Christi ».
Les dernières années de notre mère furent visitées par une maladie qui lui laissa sa perspicacité d’esprit mais lui enleva le mouvement de ses membres inférieurs. Obligée, durant une dizaine d’années, à végéter sur un lit, elle eut tout le loisir de se préparer à la mort. J’étais, à cette époque, devenu l’Évêque de Hué, donc l’évêque de ma mère. J’eus le privilège de lui donner la Sainte-Communion tous les matins, vers 7 heures. Elle mourut à Saigon, dans la demeure de ma soeur, mère de l’Archevêque-coadjuteur de Saigon. Ma mère ne connut pas l’assassinat de mes frères. Elle partit vers le Ciel, un matin après avoir fait, comme d’ordinaire, la Sainte-Communion, d’une hémorragie du cerveau, âgée de plus de 96 ans. Ses funérailles attirèrent des foules de sympathisants.
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Avec mes frères et soeurs, nous vivions dans cette atmosphère de « Nazareth », c’est-à-dire de « Foi », dans une médiocrité « aurea ». L’aîné était Ngô-dinh-Khôi qui devint plus tard gouverneur de la très importante province de Quang-nam, limitrophe de Danang que les Français appelaient Tourane. Province de révolutionnaires et de grands Lettrés ; le premier ministre de la République Socialo-communiste du Nord : Phamvân Dong est originaire du Quang-nam comme l’était le grand poète patriote.
Mon aîné était séparé de moi par ma soeur Ngô-thi-Giao et deux garçons morts en bas-âge : Trae et Quynh. Ce qui explique le peu de relations entre nous, surtout qu’adolescent j’avais de très rares rencontres avec mon aîné, étant séminariste et, plus tard, étudiant à Rome tandis que mon aîné parcourait les divers échelons du mandarinat depuis le neuvième degré jusqu’au premier comme Gouverneur de Province. Cette course aux honneurs s’effectuait hors de Hué, car la Tradition interdisait à un mandarin d’être administrateur de sa province natale.
Après mon retour au Vietnam et mon ordination sacerdotale, nos relations devinrent plus fréquentes. Je commençais à estimer mon aîné qui, d’après la coutume vietnamienne est devenu notre second père, s’occupant de notre mère et de ses soeurs et petits frères. Physiquement, c’était un très bel homme, élancé ; il était respecté et considéré comme un prince. Marié à une fille du duc de Phuôc-môn, président du Conseil des Ministres pendant de longues années, l’homme politique le plus marquant sous le règne des derniers empereurs d’Annam, mon frère gravit les échelons du mandarinat par son propre mérite et, favorisé par les mandarins, anciens élèves de mon père, sans rien devoir à son beau-père qui se gardait bien de le protéger car Nguyên-hûn-Baî, duc de Phuôc-môn, ancien élève de mon père et protégé par lui au début de sa carrière, ne s’occupait que de lui-même. C’est pour cela qu’il s’éteignit solitaire, assisté de moi, son filleul, et conduit par moi au tombeau, moi qui n’avais jamais reçu de mon parrain la moindre sapèque.
La carrière mandarinale de mon aîné s’acheva par une disgrâce. Le Gouverneur-général d’alors, Monsieur Pasquier – si je ne me trompe pas – a été fâché contre le Gouverneur du Quang-nam qui ne se présentait pas à la station proche du chef-lieu pour lui présenter ses respects (Mon frère n’avait pas été averti du passage du train du Gouverneur-général). Il se retira dignement, sans récrimination, dans notre village de Phûcam, à deux pas de notre maison de famille. Il termina sa carrière comme un « chrétien », enseveli « vivant avec son fils unique » pour avoir refusé de collaborer avec les communistes athées qui lui avaient offert une place dans le Conseil des Ministres.
Ma soeur aînée, Ngô-thi-Giao, mariée à Monsieur Trûong-dînh-Tung, était une femme d’un caractère très gai, aimant la plaisanterie, les taquineries innocentes. Cet extérieur cachait une profonde charité. C’est pourquoi Dieu l’a fait mère de quatre religieuses, trois Soeurs de la Charité de St. Paul et une Amante-missionnaire de la Croix. Ces quatre religieuses étaient de vraies religieuses, estimées des Evêques-missionnaires qui les avaient comme collaboratrices, femmes énergiques et héroïques bravant les fatigues et la mort pour obéir aux Evêques. Mgr Seitz, évêque de Kontum, pourrait porter témoignage de l’éloge que je viens de faire à l’encontre de deux de mes nièces qui l’ont efficacement appuyé dans le siège de Kontum par les Rouges. La cadette de mes nièces religieuses mourut en odeur de sainteté en France et repose avec ses Soeurs en religion dans la crypte leur appartenant au Grand-cimetière de Nice. Ma soeur mourut de la tuberculose contractée en soignant mon beau-frère souffrant de cette maladie. C’est certainement grâce à elle que son mari mourut en bon chrétien. Dieu seul connaît ses actes de charité, qu’elle cachait soigneusement, actes de charité qui lui coûtaient cher parce qu’elle était veuve et qu’elle n’était pas riche avec de nombreuses bouches à nourrir.
Entre moi et mon frère Ngô-dinh-Diêm , le futur Président de la République du Sud-Vietnam, était intercalé un petit frère mort en bas-âge. Diêm était peut-être celui que je connaissais le mieux quoique pas très intimement à cause de mon état de séminariste et de ses charges de mandarin.
Mon frère Diêm était unique comme chrétien et comme autodidacte. N’étant pas son confesseur, je ne pouvais pas porter un jugement sur sa sainteté appuyé sur la confession sacramentelle, mais, du dehors, je n’ai jamais aperçu dans sa conduite quelque chose contraire à la loi de Dieu. Certes, il avait ses petits défauts, de petits travers : il avait beaucoup d’efforts à faire pour dompter ses colères, lui qui accomplit ses devoirs d’états à l’instar du plus austère moine, à la vue de la négligence des fonctionnaires sous ses ordres. La vertu qui éclatait chez lui c’était la chasteté, jamais un mot, un regard déplacé, jamais ses yeux ne tombaient sur un roman douteux. Il se contentait des livres de la Bonne Presse. Son temps libre était consacré à s’instruire. Autodidacte, il n’avait eu des études régulières que pendant quelques années chez les Frères des Ecoles Chrétiennes, études couronnées par le diplôme complémentaire acquis avec « maxima cum laude » et félicitations du jury, à l’âge de seize ans et tremblant de fièvre pendant l’examen. Il possédait les caractères chinois et pouvait correspondre par l’écriture chinoise avec les Chinois et les Japonais. Il exagérait, peut-être, quand il désirait se faire comprendre, quoiqu’il connût toutes les nuances de la langue française. Excès de zèle. Excès pour la perfection. Son grand lit de camp était environné d’une palissade de livres de tous genres mais toujours sérieux. Encore petit écolier, il avait une chandelle à côté de son lit, lui-même se levait de bon matin, allumait sa chandelle et, dans la nuit, commençait à étudier ses leçons, à faire ses devoirs. Il était toujours le premier et premier en tous genres. Il fallait un homme pour ramener à la maison sa moisson de couronnes de lauriers et ses gros livres de prix, après chaque fin d’année scolaire.
Je ne l’ai jamais vu perdre son temps. Quand il devint haut-mandarin, avec un traitement meilleur, ses passe-temps furent la photographie et la chasse, mais jamais ces innocentes distractions n’empiétèrent sur ses heures de travail pour le peuple et l’Etat.
Séminariste, je rentrais chez moi pour les deux mois d’été et me trouvais en famille, avec papa, maman, mes frères et petites soeurs. Mon frère aîné était petit-mandarin hors de Hué, ma soeur aînée ne mangeait pas avec nous mais dans la cuisine où elle nous préparait les repas.
Pendant ces vacances, mon frère Diêm, alors qu’il n’était pas encore mandarin, s’amusait à obliger mes deux petites soeurs et mes deux petits frères « à jouer à la guerre ». D’abord, il leur dessinait sur les lèvres des moustaches avec un bouchon de liège calciné et les fusils étaient faits du noyau central des grandes feuilles de bananier. C’était d’un comique ! mais Diêm faisait tout sérieusement et conduisait cette armée, composée de deux petits soldats et de deux petites soldates, en martelant le sol de leurs pieds nus : Un-deux, Un-deux. Gare aux soldat distrait, un coup de sabre sur le derrière le rappelait à l’ordre. Tantôt Diêm occupait ses frères et soeurs à faire un petit jardin.
Le soir, après le souper, nous étions réunis, tous les enfants agenouillés sur une estrade, à chantonner nos prières du soir. Diêm se promenait autour de l’estrade et gare à celui ou celle qui était distrait ou dodelinait la tête, accablé par le sommeil. Les prières finies, les garçons couchaient sur l’estrade, les filles allaient coucher avec leur grande soeur dans la maison du milieu. Car notre habitation se composait de trois bâtiments principaux, le bâtiment du milieu, maison vietnamienne où couchaient les femmes. L’aile droite était une maison à étage, occupé en bas par notre père et en haut par Diêm et par moi. L’aile gauche comportait le grenier à riz et la cuisine où couchaient les domestiques. Plus loin, se trouvait la porcherie et à la suite les meules de foin. Nous avions un très grand jardin planté d’aréquiers, de figuiers, de caramboliers, de pruniers. Grâce à ce très grand jardin, nous n’allions pas nous amuser dans la rue ou chez les autres. Nous ne sortions que pour la messe quotidienne et pour aller à l’école, les filles pour se rendre au marché.
Ce que je viens de raconter sur mon frère Diêm pourrait induire le lecteur à croire que mon frère était toujours sérieux. Loin de là, Diêm était parmi nous celui qui était le plus sensible aux travers des autres. Il était aussi très habile à imiter la démarche, la voix des gens, ce qui excitait le rire. Notre mère, si charitable, ne pouvait s’empêcher de rire, ou plutôt de sourire, quand Diêm, un bâton à la main, tout courbé, marchait et singeait son parrain, le médecin Thuyên, et imitait sa manière de parler. Il était alors d’un comique achevé. En cela, il était un authentique Vietnamien qui, comme le Français, est né moqueur, habile à observer les travers des autres et à les imiter.
L’enfant qui suivit Diêm était ma petite soeur Hiêp. C’était la plus douce de la famille. La plus dévouée, la plus patiente aussi ; elle était belle comme une madonne. Tout le monde l’aimait. C’est elle qui déchargea notre mère en s’occupant des derniers-nés, Cân et Luyên. Elle les portait, leur donnait la becquée, les berçait dans le berceau en osier qui avait servi à tous les petits Ngô-dinh. Ce berceau était suspendu par une longue corde au plafond en bois de la maison-du-milieu. Du berceau, l’enfant pouvait apercevoir une grande image représentant le Père Eternel, clouée sur la cloison qui délimitait la petite chambre de notre mère, petite chambre qui avait vu la naissance de tous les petits Ngô. Là se trouvait aussi l’armoire contenant des confitures de toutes sortes, faites par maman, ainsi que le vin fait avec des mûres sauvages, fruits que tous les ans nous offraient les gens de notre village natal au Quâng-Binh, province au nord de Hué dont cette ville est séparée par la province de Quâng-tri.
Ici, je dois m’arrêter un moment pour expliquer une tradition sui-generis du Vietnam. Mes frères et soeurs, comme moi-même, tous sommes nés à Hué – qui est la capitale mystique de l’Annam et le chef-lieu de la petite province de Thûa-Thiên, mais nous sommes tous citoyens du village de Dai-phong où avaient vécu nos ancêtres venus du Nord, c’est-à-dire du Thanh-hûa et du Tonkin. A Dai-phong se trouvent leurs tombeaux. A la grande Maison communale, se trouvaient les registres contenant le nom de tous les mâles inscrits du village. A la Maison communale, qui est aussi le temple, se trouvent les tablettes des génies protecteurs du village, Protecteurs que l’Empereur octroyait à chaque village. Ces Protecteurs, analogues aux Saints, protecteurs des villes en pays de chrétienté, sont choisis parmi les héros vietnamiens, généraux ou grands Lettrés, grands mandarins. A la Maison commune, se réunissait le Conseil du village. Cette maison de Dai-phong était connue par ses colonnes énormes et hautes.
Naguère, avant que le Centre Vietnam fût bien peuplé, des pionniers sous la conduite d’un leader quittaient leur village d’origine pour essaimer ailleurs où se trouvaient espace et terres fertiles. Arrivés à l’endroit qui présentait ces avantages, on faisait le partage de la terre, partage égal au nombre de pionniers. Le leader recevait une part plus ample pour compenser ses dépenses et son initiative. Chaque pionnier partageait son lot entre ses fils et ainsi de suite, jusqu’à ce que les lots ne suffissent plus à nourrir leurs propriétaires. Alors, comme font les abeilles, un essaim se détachait de la ruche-mère et allait ailleurs fonder un autre village. Tout ceci explique les relations entre les villageois et les originaires du village habitant ailleurs. A l’instar de notre père qui quitta Dai-phong pour se fixer à Hué mais conservait toujours son lot de rizière à Dai-phong.
Il en consacrait les revenus pour soutenir l’école catholique du village et pour l’entretien des tombeaux de nos ancêtres. Notre village se trouve dans le territoire qu’on appelait Les deux Sous-préfectures – en vietnamien : Hai huyên – célèbres pour la fertilité de ses rizières. La province de Quang-Binh était renommée pour avoir fourni à la Patrie de grands citoyens, grâce à la profondeur de ses fleuves et la hauteur de ses montagnes.
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Cette parenthèse sur une originalité du système communal vietnamien fermée, je reviens sur les membres de ma famille.
Après ma soeur, la douce Hiêp, venait son opposée, ma soeur Hoâng. Opposée au point de vue caractère, mais s’aimant beaucoup. De petite taille, mais bien proportionnée, d’une vive intelligence – très pratique, c’est la seule, parmi nous, à se constituer une belle fortune. Elle eut, comme mari, un garçon appartenant à une famille de notables de notre paroisse, la même d’où est sorti le mari de Hiêp. Il s’appelait Lê’. Il était entrepreneur, comme son père. Energique, il gagnait de l’argent mais mourut relativement jeune de tuberculose, laissant ma soeur Hoâng avec une petite fille, mariée plus tard à M. Trân-trung-Dung, licencié en Droit, l`un des ministres de mon frère Diêm. Ma soeur Hoâng, à l’étonnement de tous, devint aussi « entrepreneur » et réussit. Elle mourut après avoir vu sa fille mariée et mère d’une petite fille. J’ai assisté à ses derniers instants. Elle fut courageuse jusqu’à la fin.
Mon frère Cân est le seul, parmi mes frères à ne posséder aucune peau d’âne. Cela était dû à sa santé bien branlante, des l’enfance. Mais il représentait l’élément paysan parmi nous, presque tous intellectuels et mandarins. Le paysan vietnamien était, comme le paysan français, madré, pratique, terre à terre. Cân parlait leur langage et savait se faire comprendre d’eux. Ce fut Cân qui organisa le parti politique puissant qui appuya la politique de mes frères Diêm et Nhu. Il réussit à réunir des fonds considérables, nécessaires pour toute organisation politique, par le commerce de la cannelle. Cân, sans aucun mandat politique, ne parlant pas couramment le français, réussit à devenir le gouverneur occulte du Centre-Vietnam. Il n’est jamais sorti du pays. Il venait, rarement, à Saigon. Il ne connaissait pas le Tonkin, mais il possédait des bateaux et maniait des millions de piastres. C’était une puissance. Les gouverneurs officiels du Centre-Vietnam le consultaient sur l’administration du pays. Sa fin fut tragique mais héroïque, en digne descendant des Ngô.
Après l’assassinat de mes frères Diêm et Nhu par les soudards payés par les Américains, Cân disparut de la circulation. Il fut découvert par un stratagème du consul américain à Hué – un catholique. Sachant que Cân était très ami des Pères Rédemptoristes canadiens de Hué –Cân avait donné des millions aux Pères Rédemptoristes pour la construction de leur belle église de Hué -, ce consul prit contact avec le Père Supérieur du couvent et lui dit : - Je ne sais pas pourquoi M. Cân se cache. Nous n’avons rien contre lui. Si vous connaissez sa cachette, dites-lui qu’un avion américain sera à sa disposition pour se rendre à Rome rejoindre son frère l’Archevêque.
Le Père Supérieur consulta ses confrères et prit contact avec Cân. Cân consentit et exigea du Consul américain un document en trois langues : français, anglais et vietnamien, assurant aux F.F. Rédemptoristes et à mon frère que le Gouvernement américain amènerait mon frère à Rome pour me rejoindre. Mais le jour convenu, un avion américain descendit à l’aéroport de Phû-Bâi, près de Hué, prit mon frère à bord, piqua sur Saigon et atterrit à l’aéroport Tân-son-Nhûit à Saigon pour remettre mon frère aux généraux rebelles, assassins de mes frères. Voilà la vraie politique américaine, le vrai visage de la CIA – per fas et nefas. On mit mon frère au cachot, gardé dans une cage jour et nuit. On lui fit un procès politique. On le condamna à être fusillé. Tout cela a pu être fait par une permission de la Providence de Dieu. Cân, il faut le dire, était – au point de vue religieux – le moins catholique parmi nous. Il remplissait son devoir pascal, ne s’endormait qu’après avoir dit son chapelet, assistait tous les dimanches et fêtes à la Messe, était charitable, mais il n’était pas fervent et se limitait à la seule Communion pascale. Dieu toléra le guet-apens dressé contre lui par les Américains et permit le procès inique contre lui afin qu’il pût mourir en chrétien.
Dans sa cage, pendant plus d’un mois, il reçut la Sainte Communion tous les jours, assisté par un Rédemptoriste vietnamien, filleul de mon frère Diêm. Il mourut, courageusement, le Rosaire dans une main et de l’autre main indiquant son coeur aux soldats du peloton d’exécution en criant : « Visez ici ! Vive le Vietnam ! » S’il a vécu chrétien peu fervent, il mourut en vrai catholique et Vietnamien sans peur. Notre frère cadet Luyên est celui qui eut une éducation soignée et complète grâce au dévouement de mes frères Khôi et Diêm. Après les études primaires chez les Frères à Hué, il fut envoyé en France à 12 ans. Il entra en 6ème au Collège de Juilly, chez les P.P. Oratoriens. Luyên était très intelligent, toujours le premier de sa classe. De la 6ème, il sauta en 4ème puis en 2ème. Il obtint le baccalauréat et réussit à entrer à l’Ecole Centrale des Ingénieurs à Paris et en sortit ingénieur. Il rentra au Vietnam, fut directeur du Cadastre, d’abord au Vietnam puis au Cambodge qui était, alors, sous protectorat français.
Quand mon frère Diêm fut nommé Gouverneur du Sud-Vietnam, Luyên conduisit la Délégation vietnamienne du Sud à Genève, en Suisse, pour discuter sur la destinée du Vietnam. Le Vietnam du Sud, isolé, ne put éviter la séparation d’avec le Nord-Vietnam qui, outre le Tonkin, engloba les provinces du centre jusqu’à la rivière Cua-Tung.
Le Vietnam du Sud, dirigé par Luyên, refusa de souscrire aux accords de Genève mais ne put faire autrement que subir cet échec. Diêm mit toute son énergie à préparer la revanche par la formation d’une armée forte, une administration modèle, l’union du Vietnam du Sud, en balayant toutes les armées privées car, quand Diêm, obtempérant aux instances de l’Empereur Bâo-dai, remis sur le trône par la France, s’installa à Saigon ; cette ville – nouvelle capitale – avec ses environs immédiates était la fief de Bay-Viên, un bandit. La province de Tây-ninh était le fief des Caodaïstes, celle de Soetrang le fief des Hoa-haô. Mon frère Diêm confirma Luyên dans son rôle d’ambassadeur, rôle à lui confié par Bâo-dai, avec résidence à Londres, tout en représentant son pays en Belgique, Hollande, Autriche et Tunisie. Les relations entre Bâo-dai et Luyên avaient commencé quand tous les deux étaient en France, mon frère collégien à Juilly et Bâo-dai, prince héritier, habitant Paris, chez Monsieur Charles, ancien Résident Supérieur de l’Annam, sous le règne de Khâi-dinh. Celui-ci avait confié le prince héritier à M. Charles pour s’occuper de son éducation. J’étais, alors, à Paris, à l’Institut Catholique, pour préparer une licence d’enseignement et, les dimanches, je conduisais Luyên passer ce jour de congé avec le prince héritier qui s’appelait, alors, Vinh-Thay, dont le nom de règne fut, plus tard, Bâo-dai. Les deux garçons jouaient ensemble aux billes et aux autres jeux.
Ces relations permirent à Luyên d’indiquer à Bâo-dai le choix de mon frère Diêm à la tâche de s’opposer à l’absorption du Sud-Vietnam par le Nord communiste gouverné par Ho-chi-Minh.
Grâce à son rôle diplomatique en Europe, Luyên échappa au sort de mes trois frères restés au Vietnam et assassinés par les généraux félons payés par la CIA américaine, tandis que moi-même retenu à Rome comme membre du Concile Vatican II, eus aussi la vie sauve quoique j’eusse fait tout mon possible, auprès du Gouvernement du Sud et auprès S.S. Paul VI pour pouvoir retourner à Hué, vivre ou mourir avec mes ouailles étant leur Pasteur comme Archevêque.
Luyên est, aujourd’hui, à la tête d’une famille de douze enfants. Le 13ème, une fille, mourut dans un accident d’auto en 1978. Les aînés sont mariés ou bien gagnent leur vie à part. Il ne reste à Luyên que les derniers, deux garçons et deux jeunes filles. Luyên, vieilli et d’une santé fragile, reste toujours fidèle à notre Sainte Religion et communie tous les dimanches. Il a une bonne mémoire et j’essaie de le convaincre d’écrire ses Mémoires politiques, car il connaît, parfaitement, le sujet tandis que moi-même m’occupais, exclusivement, de mes devoirs d’évêque.
Après ces quelques pages consacrées à mes parents et à mes frères et soeurs, je reviens aux souvenirs de ma pauvre vie, vie comblée des miséricordieuses attentions du Bon Dieu.
J’ai raconté, brièvement, mes études à Rome, à Paris, les débuts de mon ministère sacerdotal à Hué, d’abord professeur chez les Frères vietnamiens (congrégation fondée par mon père spirituel Mgr Joseph Allys, vicaire apostolique de Hué), sous le supériorat du Père Hô-ngoc-Cân’, plus tard premier évêque de Bnû-Chu, au Tonkin. Devenu professeur au Grand Séminaire de Hué, directeur officiel du Collège secondaire de la Providence de Hué, je fus ensuite nommé Vicaire apostolique à Vinhlong. Ce Vicariat contenait les provinces du Vinhlong, de Bentri et une petite partie de Sadec – territoire détaché du Vicariat apostolique de Saigon – qu’on appelait, autrefois, Vicariat de la Cochinchine occidentale, tandis que le Vicariat apostolique de Quinhon se dénommait Vicariat apostolique Oriental et celui de Hué, Vicariat apostolique Septentrional.
Mon Vicariat possédait, en 1938, date de ma possession, une soixantaine de prêtres et moins de 100.000 catholiques sur plus d’une million d’habitants. Pays de beaux jardins et surtout de bonnes rizières. Nos prêtres de Cochinchine sont de caractère affable et simple ; ils ne sont pas cérémonieux et compliqués comme ceux du Tonkin parce que les Cochinchinois étaient de la race des colons envoyés pour coloniser le Sud-Vietnam arraché aux Cambodgiens et aux Chams, tandis que les Vietnamiens du Centre (dont je suis) sont des gens sérieux, durs au travail, car le Centre n’est pas fertile comme le Sud : pays pauvre, race courageuse et réfléchie. C’était le Centre qui fournit les gouvernants du Vietnam et, aussi, les révolutionnaires, tels Ho-chi-Minh.
Cela s’est vérifié aussi du point de vue ecclésiastique. Parmi les quatre premiers évêques vietnamiens, trois étaient du Centre : Mgr Dominique Hô-ngoc-Cân’, Mgr Lê-hûû-Tû et moi-même. Un seul, le premier, était du Sud, Mgr Nguyên-ba-Tong. La Cochinchine, pays très riche, était administrativement, lors de ma promotion comme évêque de Vinhlong, une Colonie française. Les Cochinchinois étaient « sujets français » et bon nombre d’entre eux obtinrent la nationalité française, dont ils étaient fiers, regardant leurs compatriotes du Centre, qui n’étaient que « protégés français » comme citoyens de deuxième degré appelés, par dérision : « bân’ », c’est-à-dire : peuple des jonques, faisant allusion aux rameurs de jonques venant du Nord et du Centre-Vietnam au Sud pour commercer.
Or, comme premier évêque indigène, le St-Siège a jeté les yeux sur un « bân’ » fils de jonquier (quoique je sois fils d’un ministre de l’Empereur et docteur des Universités de Rome). Les Français de Cochinchine s’étonnaient aussi de ce choix, et un journal français de Cochinchine prédisait un avenir très triste pour le nouvel évêché, car – confié à un fils de néophytes – cet évêché risquait de perdre la Foi qui était l’apanage des Français... Or, je ne connaissais pas cette mentalité des gens du Sud et me trouvais, seul de mon espèce, sans ami, sans connaissance. Peut-être cette ignorance me sauva-t-elle, car je me conduisis simplement comme un frère parmi d’autres frères. Ne connaissant aucun prêtre en particulier, je les traitais en amis.
Comme je l’ai dit dans les premières pages de « Misericordias », Mgr Dumortier, vicaire apostolique de Saigon, chargé par le St-Siège de constituer le personnel du nouveau Vicariat apostolique de Vinhlong, a pris chez lui la fleur du clergé cochinchinois et retiré tous ses missionnaires français. J’arrivais à Vinhlong, ville-siège de l’évêché, sans une maison pour l’évêque, sans un prêtre pour me recevoir car le curé de Vinhlong, un missionnaire, était parti rejoindre la France, en congé.
Tous les prêtres du nouveau Vicariat m’ont reçu à l’église de Vinhlong pour la cérémonie d’obéissance puis nous avons déjeuné ensemble avec Mgr Dumortier et tout le monde partit rejoindre ses chrétiens. Je restais seul, n’ayant personne pour préparer le souper... J’avais encore la grippe, j’avais avec moi mes deux grands frères Khôi et Diêm. Dans le petit presbytère sans curé, il n’y avait qu’un seul lit. J’amenai mes deux frères chez le chef de la paroisse, un gros richard qui s’appelait Nuôi. Riche ne signifie pas toujours charitable ; il indiqua à mes frères deux bancs de bois nu. Mes frères, le ventre vide, mais fatigués par le long voyage du Centre-Vietnam jusqu’à l’Ouest de la Cochinchine, se jetèrent sur les bancs tout habillés et furent plongés dans un lourd sommeil.
Rentré au presbytère, je m’étendais sur mon lit, sur une simple natte. C’est ainsi que se passa mon premier contact avec mon siège épiscopal. J’avais 41 ans. J’étais loin de prévoir que Vinhlong deviendrait ma consolation, que son clergé m’aiderait de tout coeur à organiser ce no man’s land et que nos rapports seraient très fraternels, enfin que de Vinhlong j’irais travailler, les mains vides, à la fondation de l’Université de Dalat : miracle de la bonté de Dieu envers les descendants de trois siècles de martyrs.
Mes débuts à Vinhlong étaient très simples : trouver un cuisinier. Ma famille m’envoya de Hué le cuisinier Vinh, très bon cuistot mais très ami de l’alcool de riz : le chum-chum des troupiers français, puis ma mère fit le sacrifice du petit cuisinier, ancien gardien de chèvres, qu’elle avait formé elle-même. Il s’appelait An, son père était aussi le cuisinier du Père Stoefler, Alsacien, successeur de Mgr Allys à la cure de Phûcam. An était bon cuisinier, intelligent, mais d’un caractère grincheux ; il me fallait, de temps à temps, lui passer quelques sous pour faire apparaître un petit sourire sur ses lèvres. J’avais aussi un jeune boy, il se nommait Tri et était le neveu de ma mère. Chez nous, servir un curé était considéré comme un honneur, comme un aide et non pas comme un serviteur ou domestique. Tri était doué d’une paresse extraordinaire. Mon oncle, qui était son père, était l’homme le plus patient du monde. Dans sa petite famille, il était brimé par sa femme et peu respecté par ses enfants et il en avait une ribambelle. Excédé par la paresse de Tri, son aîné, la seule solution pour s’en débarrasser était de me le confier. Or, Tri balayait l’évêché une fois la semaine, l’exception à cette règle étaient les visites du Président de la République, mon frère Diêm. Donc, pratiquement, pour que régnât la propreté à l’évêché, je balayais moi-même, chaque jours, la maison. Tri se cloîtrait alors dans sa petite chambre où régnait un désordre indescriptible.
Selon la loi ecclésiastique et les coutumes dans les Missions, quand le Saint-Siège, c’est-à-dire la S. Congrégation de la Propagande, décide la création d’un nouveau vicariat apostolique dont l’administration est confiée à un prêtre autochtone, l’évêque missionnaire abandonne à ce prêtre la partie déjà bien organisée de l’ancien vicariat, donc possédant séminaire, cathédrale et, naturellement, évêché. L’argent liquide en caisse était aussi partagé.
Pour le vicariat de Vinhlong, détaché de celui de Saigon confié, jadis, aux Missions Etrangères de Paris et gouverné par le saint Mgr Dumortier, le contraire s’est produit. Mgr Dumortier gardait la partie organisée et me laissait la partie en friche : je n’avais, ni cathédrale, ni évêché, ni séminaire. Et comme le Saint-Siège avait commis au même évêque le soin d’organiser les deux vicariats, Mgr Dumortier mit dans son diocèse de Saigon les prêtres les meilleurs et à Vinhlong ceux de moindre valeur et même quelques-uns à la vertu douteuse.
Pour l’argent, Saigon qui possédait des plantations de hévéas et des rizières, en avait beaucoup. Or, Mgr Dumortier, fidèle à l’adage : la charité commence par soi-même, eut toute une année pour dépenser les fonds du diocèse en faveur des oeuvres dans les paroisses dépendant de son futur évêché. Le résultat fut ceci : il ne restait plus, dans le coffre-fort de la Mission à Saigon, que 30.000 piastres, reliquat des millions que possédait la Mission-mère avant la séparation en deux missions. Et Mgr Dumortier avança ce principe de division : l’argent doit être partagé d’après la superficie de chaque Mission. Quoique peu au courant de l’étendue exacte des deux missions, j’étais certain que la mission de Saigon avait une superficie au moins triple de celle de Vinhlong. Fort de cette évidence, je dis à Mgr Dumortier que, d’après son critérium, non seulement je n’aurais un sou de ces 30.000 piastres, mais que je devrais lui remettre encore de l’argent. Or, je n’avais pas un sou dans la poche puisque la mission de Vinhlong commençait sans un sou vaillant. D’après moi, il serait plus équitable de répartir les fonds d’après le nombre de chrétiens. On porta le litige à Rome et Rome décida que mon critérium était juste. J’empochais donc 10.000 piastres. C’est avec ce pécule misérable que la Mission de Vinhlong commença sa vie. Mgr Dumortier dut encore acheter pour moi une demeure, une maison à un étage dans un petit jardin comme évêché. A moi de trouver de quoi construire un petit séminaire et, plus tard, un grand séminaire. Pour le moment, on me permettait d’envoyer nos grands séminaristes à Saigon.
Comme moyen de locomotion pour faire un tour de ma Mission et prendre contact avec mes prêtres, je n’avais que ma bicyclette, une machine solide mais lourde venant de la Manufacture des Armes et Cycles de St-Etienne. Mais la Mission de Vinhlong comprend deux provinces et le tiers d’une autre. On ne peut la visiter commodément en cycle. Et, avec ma bicyclette, j’avais déjà fait une envolée, devant ma cathédrale provisoire, quand sur mon coursier de fer, j’exécutai un vol et m’aplatis devant le portail de l’église où le curé se tenait avec ses enfants de choeur, pour me recevoir, le goupillon à la main. Mais cet incident fut providentiel car cet envol épiscopal fut connu à Saigon et les anciens élèves des Frères, qui ont un beau collège à Saigon, se cotisèrent pour m’offrir un vieux tacot, une Citroën, à moi un ancien élève du Collège Pellerin de Hué.
Où trouver un chauffeur ? et avec quoi le payer ? où le loger ? A ces trois questions, je trouvais une unique solution : lorsque je pars en visite, ce sont les curés qui me donnent à manger et à dormir, donc mon cuisinier n’a plus rien à faire. Pourquoi ne pas en faire mon chauffeur ? Le Père provicaire de Vinhlong, le bon Père Dang, un naturalisé français, très débrouillard et très pieux, me prêta son chauffeur pour initier mon cuisinier An aux mystères de l’auto. An obtint son permis de conduire sans examen, les examinateurs l’en dispensant sur l’assurance de l’évêque qui en prenait toute responsabilité future.
An conduisait très bien et était plus fier d’être chauffeur que d’être un maître-coq. Surtout lorsque l’évêque de Vinhlong eut sa Mercédès, sa Versailles et sa jeep, les deux dernières voitures : cadeaux de bienfaiteurs, le Mercédès acquise par moi-même, grâce à l’épargne des devises fortes allouées à moi par notre gouvernement pour mes voyages à l’étranger, surtout pour répondre aux convocations du Saint-Siège pendant le Concile Vatican II.
Me voici donc pourvu d’une demeure, petite mais suffisante pour moi, pour mon secrétaire et mes deux domestique, avec quelques cellules pour les hôtes de passage. Il me fallait, quand même, un curé pour la paroisse de Vinhlong. Je dus écrire à Mgr Dumortier lui demandant un prêtre. Il eut la bonté, ou peut-être la chance, de se débarrasser d’un prêtre douteux, en m’envoyant le Père H. qui, extérieurement, ressemblait à St-Louis de Gonzague mais qui, réellement, était un détraqué sexuel et un voleur de grand chemin. Je ne l’ai su que trop tard. Il est mort, paix à son âme !
Je fus obligé de renvoyer à Mgr Dumortier un jeune vicaire – jeune vu l’âge, mais vicieux depuis des années. Mgr Dumortier ne put ne pas l’accepter. Du reste, peu après, ce pauvre garçon jeta sa soutane aux orties. Ce fut mieux ainsi. Il gagna sa vie comme maître d’école grâce à l’enseignement reçu au petit séminaire.
Mgr Dumortier s’attendait à d’autres renvois de ma part mais comme ces cas, certes malheureux, n’étaient pas de notoriété publique, je me contentais d’admonester les coupables en secret ou de les envoyer faire une retraite. Etant originaire du Centre-Vietnam, où des cas pareils étaient rarissimes, j’étais éberlué en découvrant tant de faiblesses. J’en parlais à Mgr Dumortier. Voici sa réponse : « C’est parce qu’il fait trop chaud en Cochinchine. » Peut-être avait-il raison. La chaleur humide continuelle détend tout énergie. Sans recours à une prière continuelle et humble, sans une dévotion authentique à Notre Mère la très Pure, impossible de ne pas tomber. Mais mes fidèles, aimant beaucoup leurs prêtres, fermaient souvent les yeux. Comme remède à cet état de choses, j’ai commencé de suite à convoquer mes prêtres, chaque mois, chez le doyen du district, pour une retraite spirituelle sérieuse, de 7 heures du matin jusqu’à midi, je faisais le prédicateur. La retraite finissait au déjeuner et, ensuite, j’examinais les cas à résoudre, faisais les recommandations nécessaires, répondais aux questions ou difficultés posées par les confrères. J’appliquais ce programme à chacun des quatre doyennés. Ces visites régulières entretenaient la charité mutuelle, la confiance en l’évêque et la connaissance directe des nouvelles de notre Mission (mission veut dire Vicariat apostolique). Ainsi, s’il y avait à intervenir, je pouvais le faire de suite. Mes prêtres commençaient aussi à connaître leur évêque qui, quoique venant du Centre-Vietnam, s’adaptait vite à la mentalité du Sud. Je n’ai jamais eu de litige avec mes prêtres, ils avaient confiance en moi, surtout en ma discrétion. L’évêque ne doit jamais montrer de partialité envers n’importe lequel de ses confrères. Les remontrances doivent être faites en secret. Le visage de l’évêque doit être toujours serein, gai avec tous – gaudete cum gaudentibus – flete cum flentibus. J’ai aimé sincèrement tous mes prêtres et je crois qu’ils me rendaient la pareille.
La grande qualité des prêtres de Cochinchine (donc ceux de mon vicariat) était, et est encore, je l’espère, de ne pas s’occuper des autres. Si vous demandez à l’un d’eux ce qu’il pense d’un confrère Un-tel, il vous répondra : « Monseigneur, je n’en sais rien. » Il est sincère en le disant, il ne cherche pas à voir les défauts de ses confrères. Evidemment, il y a des cas de scandale public. Alors, l’évêque n’a pas besoin de les interroger mais de surveiller, avec charité, ses subordonnés.
Quelquefois, je recevais des lettres anonymes. Il ne faut pas y croire de suite, la patience, la longanimité portent fruit. Mais si la dénonciation a un fond, je fais venir le confrère incriminé et, entre quatre yeux, je lui découvre les accusations portées contre lui et je le prie de se défendre, car le prêtre, dans une paroisse, est très jalousé. Après avoir entendu ses dénégations, je lui montre les preuves envoyées à moi par son dénonciateur ou sa dénonciatrice, par exemple, une lettre écrite de sa main. Il ne peut donc plus nier le fait. Alors, je lui fais une réprimande en alléguant des raisons spirituelles : offense à Dieu, sacrilège pour messes dites en état de péché mortel, scandale, stérilité du ministère, cela sans montrer de colère, mais une grande compassion. Enfin, lui demander d’indiquer la punition spirituelle qu’il encourt : par exemple une retraite spirituelle d’une semaine ou d’un mois dans un monastère ou un changement de poste. Je n’ai eu qu’à me louer de cette manière de faire.
Le prêtre est si exposé, il est si seul. Si l’amour de Dieu ne règne pas en maître en son coeur, il doit s’attendre à des chutes car les occasions sont si multiples, les gens ont tant de confiance en leur curé et l’aiment beaucoup. Enfin, il y a la chaleur étouffante qui énerve tout le monde... et le diable qui fait admirablement son métier. C’est presque toujours le sixième commandement et le neuvième qui tentent le prêtre. Rarement le septième, mais cela arrive, le plus souvent pour avoir les moyens de satisfaire des penchants vicieux.
Au Nord, il y a un vice qui tente le prêtre, c’est l’alcool de riz (le chum-chum). On y fait macérer de la cannelle ou d’autres racines pour le rendre plus fort et c’est le vice affreux de l’ivrognerie. Ce vice attaque aussi les missionnaires, beaucoup plus souvent que la luxure. Ceci dit à la louange de nos pères dans la Foi.
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