„MISERICORDIAS DOMINI IN AETERNUM CANTABO“
AUTOBIOGRAPHIE
DE M G R P I E R R E M A R T I N N G O – D I N H – T H U C ARCHEVEQUE DE HUE
“ Misericordias Domini in aeternum cantabo “
C’est par cette acclamation du Prophète que j’entreprends l’histoire de mon âme. Puissent ces souvenirs encourager d’autres âmes à recourir à cette Miséricorde infinie pour se convertir et se sanctifier. Ma pauvre vie spirituelle ressemble à un tissu dont les fils sont les rayons de cette Miséricorde qui s’infiltrent dans ce tissu. Car la miséricorde de Dieu, qui, de toute éternité, a daigné jeter un regard sur cet atome - tel est mon être - et décréter sa sortie du néant, n’a jamais cessé de l’entourer de sa miséricorde, de l’entourer encore plus étroitement et plus solidement quand ce pauvre néant cherche à échapper aux liens si doux de l’Epoux de mon âme.
Que d’autres âmes s’adressent avec raison à la Charité de Dieu pour l’aimer et l’adorer: âmes virginales, âmes contemplatives, âmes embaumées de Sainteté, à l’instar des Chérubins et des Séraphins. Des âmes comme celle des deux Thérèses, comme celle de Jean de la Croix, de Louis de Gonzague, du Père Pio.
Elles en ont le droit. Mais pour mon âme pécheresse, elle n’a que larmes à offrir au Seigneur comme la Madeleine et qu’à chanter, en ce monde et dans l’autre, la miséricorde du Seigneur. Le Bon Dieu, le très Miséricordieux, pour me donner le temps de me repentir, m’a donné une longévité et une santé qui ne sont pas le lot de ma famille.
Agé de plus de 80 ans, sans avoir été gravement malade, pourvu d’une intelligence qui a fait de moi une bête à concours, au Petit Séminaire, aux Facultés catholiques romaines et à la Sorbonne, la miséricorde de Dieu m’a laissé le temps et les connaissances religieuses et profanes pour aider à ma conversion. Je suis Vietnamien : cette origine explique mon caractère. Comme être Français fait comprendre la sainteté de la petite sainte Thérèse de Lisieux – et celle de castillane caractérise la grande Thérèse d’Avila. D’où vient la race vietnamienne, si l’on doit croire aux Annales millénaires des Chinois qui ont été toujours nos adversaires : Les Viets occupaient le territoire qui constitue de nos jours Pékin, arrosé par le grand Fleuve jaune. Les Chinois déferlaient vers ce pays très fertile où les tribus viets trouvaient de quoi vivre à l’aise. Contre ces envahisseurs, gens prolifiques, les Viets infiniment moins nombreux engagèrent une lutte fatalement inégale et vaincue. Mais les Viets ne cessèrent de résister - tout en reculant vers le Sud - leur dernière capitale en terre actuellement chinoise était Canton -
Canton occupé par les « Célestes », les Viets trouvèrent un terrain propice à la défense; un défilé nommé dans la suite : les portes d’Annam – où ils barrèrent la route aux Chinois – Plus tard, les Chinois réussirent à forcer les portes d’Annam et occupèrent le delta du Fleuve jaune sur lequel fut bâti Hanoi – pendant près de mille ans.
Les Viets ne perdirent jamais courage, réussirent à bouter les Chinois, cela grâce à l’héroïsme des deux soeurs Trung-trûc et Trung-Nhi qui perdirent la vie dans cette lutte héroïque – mais enflammés par cet exemple donné par deux jeunes Vietnamiennes, ils achevèrent l’entreprise de ces deux soeurs – les Chinois quittèrent définitivement le Vietnam – les Vietnamiens furent assez politiques et diplomates pour accepter une sorte de vassalité envers le suzerin chinois – en lui apportant à certaines périodes quelques présents caractéristiques de notre pays : défense d’éléphants par exemple. – Mais nous devons reconnaître que l’occupation millénaire chinoise a été profitable au Vietnam.
Ainsi fut profitable la division du territoire national en provinces, préfectures, sous-préfectures, villages – comme était divisé l’Empire du Milieu – avec cette différence, spécifique quant au village, car la village viet est une petite république et traite avec l’Etat comme deux Etats. Si l’Etat imposait au village une contribution pour la guerre tant en espèces qu’en hommes, les notables du village répartissaient la contribution de chaque villageois en espèces et désignaient les jeunes à l’enrôlement dans l’armée royale. Il existait un proverbe exprimant les relations entre l’Etat et le Village : les décret du roi s’abaissent devant les coutumes du village. Le maire (ly-trûông) n’était pas le chef du village mais le représentant du Conseil villageois près des Autorités supérieures. C’était sur lui que tombaient les coups de rotin quand les Autorités étaient mécontentes du village.
Les Conseillers du village étaient d’abord les enfants du village ayant un titre mandarinal (anciens mandarins), puis les Lettrés ayant concouru aux examens triennaux pour les titres de bachelier, licencié et docteur, enfin les citoyens les plus influents du point de vue richesse.
C’est ce Conseil, dans lequel prévalait d’abord l’intelligence et non pas la richesse, qui distribuait aux citoyens, en parties égales, les rizières communes, car tous les trois ans se faisait cette distribution en lots égaux en superficie mais inégaux en fertilité. Les citoyens ne possédaient en propre que les champs qu’ils avaient personnellement défrichés tandis que les champs communaux avaient été défrichés lors de la création du village par un homme entreprenant qui, après avoir repéré un « no man’s land », avait recruté des volontaires pour travailler avec lui et fonder un nouveau village.
Voilà un fait social qui montre l’esprit d’indépendance des Viets envers les Autorités supérieures, tout en maintenant avec elles des relations amicales comme entre deux Etats. Evidemment, tout cela a été balayé par le nivellement égalitaire moderne. Est-ce en mieux ou en pire ? Du moins, l’ancien système n’était pas inférieur au moderne, car nous avions deux sortes de propriétés : la communale et la privée. Nous avions la répartition triennale, sans l’envahissement d’un Etat totalitaire.
L’indépendance du citoyen trouvait un terrain où il pouvait respirer, sans cependant renoncer complètement aux avantages d’un Etat centralisé. Cette soif d’indépendance coule dans le sang du Vietnamien et explique cette lutte millénaire contre le Chinois, puis contre le Français, tout en profitant du meilleur des institutions chinoises et de la civilisation française. Notre famille a été toujours pour le système des Dominions britanniques entre le Vietnam et la France. Nous n’avons pu réaliser ce rêve qui eût fait de la France un Etat-guide, comme l’est l’Angleterre pour le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, et permis de traiter, en égaux, les Etats-Unis, la Russie soviétique et la Grande-Bretagne.
Le Viet est donc partisan d’une indépendance personnelle garantie par une certaine dépendance avec d’autres Etats. Le Viet est, avant tout, patriote, qu’il soit communiste ou anti-communiste. Ho-chi-Minh et Ngô-dinh-Diêm sont des hommes foncièrement viets.
Du point de vue chrétien, nous sommes obéissants à l’Eglise romaine, surtout dans les classes des simples fidèles, mais dans la classe intellectuelle, nous admettons l’unanimité dans les dogmes de la Foi mais avec diversité dans les sphères qui n’engagent pas le dogme.
Cela explique, en certaine manière, ma désaffection devant les entreprises envahissantes du Vatican pour imposer des points de liturgie de lois canoniques, en un mot, le nivellement de toutes particularités inhérentes à chaque civilisation, civilisation, du reste, oeuvre du Bon Dieu qui se complaît dans l’Unité et aussi dans la Diversité : Dieu est, Lui-même, Unique et Trine. Chaque homme possède son visage propre. La diversité est l’ornement de l’Univers. Pourquoi imposer une seule manière de célébrer la Ste Messe – qui consiste, uniquement, dans la Consécration ? Et imposer cela, sous peine de suspense et même d’excommunication,
N’est-ce pas un abus de pouvoir ? Un Paul de Tarse aurait été excommunié par un Pierre, parce qu’il aurait sacré des évêques sans en référer à Pierre ?
Le Vatican invente des règlements pour étouffer n’importe quelle particularité soit liturgique, soit canonique des Eglises locales. Il veut l’uniformité partout, sans penser que les particulières liturgies des Eglises orientales dataient de l’Age apostolique, sans penser que chaque peuple possède ses caractéristiques aussi respectables que ceux de Rome. Voici quelques exemples : Pour le Romain, en signe de respect, on se lève ; au Vietnam, on s’agenouille. Le Romain étend ses bras en priant ; le Vietnamien joint les mains pour prier. Les Européens se serrent la main en signe d’amitié ou en guise de salut ; les Asiatiques, Chinois, Vietnamiens, joignent leurs propres mains et inclinent la tête : l’inclination sera plus profonde suivant la respectabilité de celui qu’on salue.
La Sainte Messe consiste, essentiellement, dans la consécration des Espèces. Les autres parties, à la rigueur, ou en cas de nécessité absolue, omises : c’est le cas des prêtres emprisonnés célébrant la Messe dans l’obscurité d’une cellule pour se communier et communier leurs co-détenus.
Jésus consacra, à la dernière Cène, selon la coutume juive pour la Pâque. Actuellement, le prêtre consacre debout et incliné pour communier. Pourquoi, car on mange assis. Les Japonais mangent assis sur leurs talons ; les Hindous mangent assis à terre, la nourriture étendue sur des feuilles de bananier ; les Chinois et les Viets mangent avec les baguettes. On pourrait, logiquement, être surpris de ce que Paul VI condamne ceux qui célèbrent d’une autre façon, par exemple, en suivant la liturgie de Saint Pie V. Il aurait pu, avec cette logique, condamner la première Messe célébrée par Jésus...
Or, après Vatican II, on prône officiellement la diversité pour les incidents et l’unité dans les choses essentielles. Des hiérarchies japonaises, indiennes sont encouragées dans l’adaptation de la Messe à leurs particularités nationales. Le « haro » est uniquement sur la Messe de St-Pie V !
Je me suis étendu sur ce cas particulier à cause non seulement de l’injustice de la condamnation, mais surtout à cause de l’ineptie de la mesure, d’autant qu’on n’ose pas appliquer la même interdiction, non seulement aux liturgies orientales, mais aussi aux liturgies milanaises de St-Ambroise, à la liturgie dominicaine, mozarabique et lyonnaise... Peut-être, en faisant cette respectueuse observation, ai-je été poussé, instinctivement, par cette manie d’indépendance des Viets ? Concluons cette parenthèse et étudions l’environnement qui décida de mon avenir.
Le premier cercle de cet environnement est la famille, une famille viet, de race, de religion catholique à la manière vietnamienne qui consiste à se débrouiller sans attendre une aide problématique des autres. C’est ainsi que l’Eglise vietnamienne survécut, quand la persécution des rois la priva des prêtres étrangers. Quelques-uns, réfugiés dans les forêts, soutenaient les chrétiens qui se considéraient, alors, comme privilégiés d’avoir pu approcher des sacrements une ou deux fois dans leur vie.
Les petites chrétientés (paroisses) vietnamiennes pointillaient le territoire Viet depuis la Porte d’Annam jusqu’à la Pointe de Caman. En voici l’organisation imaginée pour survivre : on choisit alors les chrétiens âgés, connaissant mieux que les autres les dogmes de la Foi, appelés Catéchistes par les missionnaires. Ceux-là formaient l’état-major de la paroisse. Leur chef contrôlait les actions du groupe responsable de la survie et le progrès de la chrétienté, l’un était chargé de l’enseignement des enfants dans la Foi et les préparait à la Communion (quand elle pouvait se faire). Un autre s’occupait de la visite des malades et leur préparation à la mort. Un autre préparait et dirigeait les chants, les prières, la lecture de l’Evangile et de l’Epître, dans les messes sans prêtre, comme nous le faisons pour la Communion spirituelle.
Comment trouver l’argent nécessaire pour le culte, pour bâtir la petite chapelle en chaume, pour les voyages et l’accueil du missionnaire, pour nourrir les candidats au Sacerdoce – lesquels étaient choisis dans le Conseil de la Chrétienté – le séminaire étant constitué par une jonque sur laquelle habitait l’unique professeur : le missionnaire qui enseignait, de nuit, un peu de latin, suffisamment pour réciter les formules de la Consécration et celles des Sacrements... Le jour, les séminaristes se transformaient en pêcheurs pour nourrir la communauté.
Cette formation accomplie, on les expédiait à l’étranger, soit au Siam, soit à Ponlo-Pinang, séminaire général des Missions Etrangères de Paris, pour y recevoir les Ordres. Voilà ce que fut la création des Prêtres séculiers indigènes dont les promoteurs furent les Viets, poussés par leur instinct d’indépendance, par leur manie de se débrouiller – far da se – sans attendre une aide miraculeuse de l’étranger.
Ainsi, l’organisation de la paroisse vietnamienne par des laïques privés de prêtre était ce que Rome appela « Action Catholique », se glorifiant de l’avoir créée sous les Pontificats de Pie XI et Pie XII, alors qu’elle était connue et pratiquée par l’apostolat des Gentils entourée non seulement de prêtres, de diacres, d’évêques mais aussi de laïques, hommes et femmes, et cela 300 ans avant sa résurrection par les deux Papes Pie. Tout comme la création d’un clergé indigène.
Ces deux piliers de l’évangélisation, inventés par les Viets, sont un exemple de l’intelligence de ce peuple que le St-Siège a traité comme entité peu importante dans l’Eglise, jusqu’à ne lui concéder une hiérarchie officielle et un cardinal qu’après avoir octroyé ces distinction à d’autres pays qui, du point de vue Foi, nombre du clergé et des martyrs indigènes, étaient dépassés – de loin – par le Vietnam catholique. Mais je fus quelque peu étonné lorsque le bon Pape Jean XXIII me demanda, alors que comme doyen je lui présentais dix hiérarchies du Vietnam : « Qu’est-ce que c’est ce Vietnam ? » Et Jean XXIII était le Vicaire de Celui qui déclarait, il y a 2.000 ans : « Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent. »
Il ne faut donc pas être surpris de l’animosité de Paul VI contre notre famille et, particulièrement, contre ma personne allant jusqu’à m’imposer la démission de mon archevêché, avant l’âge fixé aux évêques pour leur retraite, et d’y nommer un de ses favoris enclin à la politique de « l’ouverture à l’Est ». Lequel se vit, récemment, traiter comme persona non grata par ses anciens amis communistes quand il osa élever la voix contre les entraves mises par les communistes à l’assistance de la Messe dominicale en imposant aux catholiques des corvées publiques, à l’heure le la Messe. Et, pour lui faire sentir leur rupture, les communistes ne lui permirent pas d’assister au Synode de 1977 avec les trois autres archevêques vietnamiens.
Un autre archevêque vietnamien a été condamné par les communistes, mon neveu, l’archevêque F.X. Nguên-vân-Thuân, coadjuteur de Saigon. Il mène la vie d’un bagnard, dans un coin de la forêt du Sud, pour avoir aidé les réfugiés à s’installer au Sud alors qu’il avait été chargé du Secours Catholique par le St-Siège. Or, celui-ci proteste contre le Brésil mais se tait dans le cas de mon neveu...
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